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se lassait pas de répéter que, pour réussir, il faut employer le vert et le sec et toute industrie humaine, que les entreprises molles et tardives, c’est moutarde après dîner. Il représentait au roi Louis XV, le 12 juillet 1744, que la pire des guerres est la guerre défensive, que celui qui ne songe qu’à se défendre se condamne a à être attentif à trop d’objets et laisse le champ libre à son ennemi, » qu’il vaut toujours mieux agir offensivement, qu’ainsi en ont usé le grand Condé, Turenne, Luxembourg, Catinat, d’immortelle mémoire. Le même jour, il écrivait au maréchal de Noailles : « Si, après le départ du prince Charles, vous ne faites pas d’abord marcher un corps suffisant de vos troupes pour pénétrer en Bavière, nous ne ferons que de l’eau claire, et vous pouvez compter que si vous n’envoyez pas 20,000 à 25,000 hommes dans le pays de Hanovre, toute notre affaire est au diable… Adieu, mon cher maréchal, il est important que nous convenions de tout, sans quoi la charrette serait aussi mal attelée que par le passé. »

A la vérité, après la brillante campagne de Maurice de Saxe, Frédéric ne pourra plus traiter les Français de poules mouillées ; mais il se plaindra que toutes les victoires du roi de France dans la Flandre apportent aussi peu de soulagement au roi de Prusse qu’une diversion au Monomotapa ou une descente des Espagnols dans les Canaries. Jusqu’à la fin, d’Argenson se flattera de lui faire entendre raison, de lui démontrer l’injustice de ses reproches, de lui prouver éloquemment qu’attaquer les Pays-Bas, c’est causer aux défenseurs de la reine de Hongrie des dépenses immenses, et obliger la cour de Vienne de renvoyer dans le Nord une partie des forces qu’elle occupe à la guerre de Bohême ; que si Marie-Thérèse s’y refuse, la désunion se mettra infailliblement parmi les alliés ; que les Anglais et les Hollandais se lasseront, qu’il ne peut rien arriver de plus heureux pour la cause commune ; que Louis XIV en usa de même pour venir à bout de ses ennemis. Ce qui fera dire à Frédéric : « Voilà des suppositions de femme ! Que de misères ! .. Ce Louis XIV était un autre homme. Si le roi de Prusse sortait nouvellement des Petites-Maisons, on pourrait lui persuader que la campagne de Flandre lui sera d’un grand secours ; mais ni lui ni le moindre tambour de son armée n’est assez fou pour le croire… Ce mémoire est fait pour des enfans et des novices. Ce sont des chimères vagues, des raisonnemens frivoles, et si c’est là tout ce que l’on peut attendre de la France, je plains beaucoup les princes qui s’allient avec elle[1]. »

M. de Broglie compare d’Argenson à un solitaire qui a vécu longtemps dans les ténèbres, et que le grand jour de l’histoire aveugle au

  1. Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, t. IV, p. 164 et 165.