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mis aussi dans la bouche de la duchesse Padovani, trahie par le prince d’Athis, le vocabulaire de Gervaise, ou de la Mouquette ?

A la vérité, de ces scènes comme de quelques autres, M. Daudet pourra dire, il a même déjà fait dire qu’elles lui étaient nécessaires, pour nous montrer la famille moderne « atteinte de la longue fêlure qui court du haut en bas de la société européenne, l’attaque dans ses principes de hiérarchie et d’autorité ; » et, en le faisant dire, c’est une preuve qu’il a bien vu lui-même où pouvait être le véritable intérêt de l’Immortel. Sans rien changer au fond de son récit, et si seulement il en eût serré le lien un peu trop lâche ; au lieu d’éparpiller son intrigue, s’il eût trouvé le moyen de la concentrer entre Astier-Réhu, Mme Astier et leur fils, peut-être, en effet, ces scènes se supporteraient-elles ; et je ne crois pas, quant à moi, qu’elles parussent moins excessives, mais on se chargerait d’en plaider l’intérêt et la nécessité. Sans doute, le tableau serait toujours bien noir. Car, en quel temps, depuis qu’il y a des hommes et qu’ils écrivent, ne s’est-on pas plaint que la famille, et, avec la famille, que la hiérarchie, que l’autorité, que la société s’en allaient ? Ce qui tendrait à prouver pour le moins que « la fêlure » est constitutionnelle. Je ferais un joli tableau, si je le voulais, de la famille du XVIIe siècle, avec un peu de Bussy-Rabutin, de La Bruyère, de Saint-Simon et de Bourdaloue. Mais enfin c’est un droit qu’on ne saurait disputer à personne, s’il voit quelque part un danger public, de le signaler à l’attention de ses contemporains. Ce que je regrette donc, c’est qu’en exagérant le cynisme de ses personnages, M. Daudet n’ait pas vu qu’il manquait le but, puisqu’il le dépassait. Mais je regrette encore davantage qu’il n’ait pas sacrifié quelques-unes de ses rancunes, et au besoin quelques-unes de ses notes, à l’intérêt social, si je puis ainsi dire, du sujet qu’il semble qu’il se fût d’abord proposé.

A défaut de ce genre d’intérêt, il en était un autre que comportait également la donnée de l’Immortel, et que M. Daudet a encore certainement entrevu. C’est ce que les apparences et le décor de la vie mondaine dissimulent trop souvent de dessous honteux ou misérables ; c’est de combien peu de choses, et qui n’ont quelquefois rien de commun avec elle, se compose une réputation de diplomate ou d’académicien ; c’est les vilenies secrètes qui se compensent en s’ajoutant pour former ce que l’on appelle une « surface » honorable. Ni le vice ni la perversité ne portent avec eux leur enseigne ; mais cherchez bien ; vous trouverez la tare, et ce n’est qu’une affaire de patience et de temps. M. Daudet ne l’ignore pas, et je n’en voudrais pour preuve que l’amertume ou l’ironie de quelques réflexions qui lui échappent. Celle-ci, par exemple, qui contiendrait tout un roman, pour celui qui saurait l’en tirer : « A Paris, dans la société, l’argent ne joue qu’un rôle