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II

Pour ne pas trébucher à chaque pas dans cet examen, il faut d’abord faire litière de deux erreurs fondamentales, l’une qui repose sur de prétentieuses comparaisons physiologiques, l’autre qui provient d’une observation superficielle et confond l’état avec la société. On sait quel attrait les physiologistes, avec leurs intéressantes découvertes, exercent sur toutes les autres classes de savans. Beaucoup d’écrivains sur la philosophie, sur les sciences sociales, éprouvant quelque embarras à renouveler une matière déjà vieille, se sont avisés que des comparaisons physiologiques pourraient leur être d’un grand secours. L’un de ceux qui ont le plus donné dans cette méthode est un Allemand, fort distingué d’ailleurs, dont les écrits ont exercé une singulière séduction dans beaucoup de pays, M. Schæffle. Sous le titre de Bau und Leben des Socialen Körpers (Structure et vie du corps social) ; il a consacré quatre énormes volumes à des comparaisons anatomiques, physiologiques, biologiques et psychologiques entre la société et la personne humaine considérée dans son corps et dans son âme. Il y a dans tout ce travail de comparaison une prodigieuse ingéniosité d’esprit. Malheureusement, le résultat n’est pas en proportion de l’effort. Nous ne voyons pas ce que l’on gagne en netteté à nous parler de « la pathologie et de la thérapeutique de la famille, » par exemple de « la morphologie, » de « la membrure sociale de la technique, » die sociale Gliederung der Technik, etc. L’esprit fléchit accablé sous le poids de toutes ces analogies et des divisions, subdivisions infinies auxquelles elles donnent lieu. Nous laisserions de côté, comme une gageure curieuse, tout cet immense assemblage de comparaison entre la société et le corps humain, s’il n’en résultait de fâcheuses erreurs qui se répandent partout et que l’on finit par accepter sans contrôle.

C’est ainsi qu’on est arrivé à dire que l’état est au corps social ce qu’est le cerveau au corps humain. Cette image, qui se détache au milieu de beaucoup d’autres plus compliquées, reste dans l’esprit : on s’y habitue, et à la longue on se. conduit comme si elle était vraie. M. Schæffle ayant fait école, d’autres ont surenchéri sur lui. Admirez où l’on arrive avec ces comparaisons. Voici comment s’exprime un auteur récent sur les fonctions de l’état : « La société est un organisme, un ensemble de fonctions, d’organes, d’unités vivantes. L’unité, la cellule sociale, ou, pour parler un langage plus scientifique, le protoplasma, est ici l’homme… Nous retrouvons dans la société les mêmes distinctions que dans l’individu en ce qui concerne les fonctions, les organes et l’appareil d’organes…