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l’intelligence, et n’épurent pas nécessairement les cœurs. L’église peut enseigner qu’un homme faible, revêtu du sacerdoce, est transformé et jouit de grâces divines. La société démocratique ne peut prétendre que les individus portés au pouvoir, et qui sont l’état légiférant et agissant, bénéficient de grâces spéciales d’aucune sorte. Elle n’oserait alléguer que l’esprit saint descend sur eux.

L’absurdité de toutes ces comparaisons physiologiques, quand on y cherche autre chose que d’ingénieuses et vagues illustrations, saute aux yeux de tout homme instruit. La matière du cerveau est aine autre matière que celle du pied ou de la main : les élémens en sont tout différens : la fameuse substance grise, qui lui donne sa capacité directrice et intellectuelle, est tout autre que la substance des membres. Au contraire, les molécules qui forment l’état concret et dirigeant ne sont pas d’une autre nature que les autres molécules sociales. L’état est, sans doute, un appareil régulateur et de coordination pour certaines fonctions essentielles. Mais ce n’est pas dans la société l’organe unique, ni même l’organe principal et supérieur, de la pensée et du mouvement. Il faut donc traiter comme une fantaisie, disons mieux, comme une niaiserie, cette allégation que l’état est au corps social ce que le cerveau est à l’individu.

Une autre erreur, qui est tout aussi répandue et non moins nuisible, consiste à confondre l’état avec la société. Certains philosophes s’en rendent coupables, et le vulgaire les suit. Ces deux termes sont, cependant, loin d’être synonymes. On oppose, en général, l’état à l’individu, comme s’il n’y avait entre ces deux forces aucune organisation intermédiaire. On croirait, d’après certains théoriciens, que, d’un côté, on trouve 40 ou 50 millions d’hommes isolés, dispersés, n’ayant entre eux aucun lien, incapables de combinaisons spontanées, d’une action commune volontaire, d’une coopération libre en vue d’objets dépassant la puissance de chacun d’eux, et que, de l’autre côté, en face de toute cette poussière sans fixité, se trouve l’état, la seule force qui puisse grouper toutes ces molécules pensantes et leur donner de la cohésion. On offre alors à l’humanité le choix entre l’invasion de l’état dans toutes les branches de la vie économique et les mouvemens simplement instinctifs, les efforts réputés incohérens, de 40 ou 50 millions d’hommes, agissant chacun pour soi, sans concert, sans entente et s’ignorant les uns les autres.

Rien n’est plus faux que cette conception. Toute l’histoire la contredit, et le présent encore plus que le passé. Il ne faut pas confondre le milieu social ambiant, l’air libre, la société se mouvant spontanément, créant sans cesse, avec une fécondité inépuisable, des combinaisons diverses, et cet appareil de coercition qui