Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demandé des volontaires, et Lawrence s’était présenté. Il était environ huit heures et demie du soir. Les colonnes d’assaut étaient formées, et Lawrence lui-même, peu observateur pourtant, avait été frappé de la physionomie de la sienne. Les hommes se taisaient, attendant avec une sorte de solennité le signal qui devait les envoyer à une mort presque certaine. Malgré l’inexpérience du narrateur, ce silence grave et soucieux est plus éloquent que le salut théâtral du gladiateur antique : Morituri te salutant. Enfin, le signal fut donné, les soldats se mirent à courir, et le mouvement soulagea aussitôt les poitrines oppressées.

Lawrence portait une échelle. Il avançait sans hésiter, selon sa coutume, mais non sans avoir de grandes préoccupations. Les accidens probables de la route n’étaient pas ce qui le tracassait. Ils étaient au moins trois compagnons, dans la colonne d’assaut, qui n’y pensaient pas, ayant bien autre martel en tête. Le bruit s’étant répandu dans le camp anglais que les soldats auraient trois heures de pillage si la ville était prise, Lawrence avait lié partie avec son ami Harding et un autre camarade, pour se retrouver devant une certaine boutique d’orfèvre qu’ils avaient remarquée jadis dans une rue de Badajoz. Il s’agissait maintenant de ne pas manquer le rendez-vous et, surtout, de ne pas perdre Harding, car c’est lui qui avait dans sa poche le bout de bougie destiné à éclairer l’emballage. Entre son échelle, qui le gênait, et la difficulté de ne pas se séparer les uns des autres dans la confusion du combat, Lawrence n’avait plus de place pour aucune autre pensée, et c’était heureux pour lui dans les circonstances où il se trouvait. C’est une grande force pour un soldat que d’être capable de monter à l’assaut de Badajoz sans autre souci que d’arriver à temps à la boutique de l’orfèvre.

« Tout notre plan manqua, » continue-t-il piteusement. A la première décharge des Français, Harding, celui qui avait la bougie, reçut sept balles qui le tuèrent net, l’autre associé eut les deux cuisses emportées, et Laurence reçut trois blessures qui, sans mettre sa vie en danger, l’obligèrent bientôt à gagner l’ambulance. Il se retira très affecté, car la mort de Harding était une grande perte, à tous égards, pour la compagnie. C’était un Irlandais et, comme tel, il avait toujours un mot drôle pour égayer les camarades. Il n’y avait pas quinze jours, dans la tranchée devant Badajoz, une bombe française avait éclaté au milieu d’un poste anglais, éparpillant des bras et des jambes dans toutes les directions. C’était un spectacle qui pouvait être pris du côté triste. Harding s’était écrié gaîment : « Lawrence, si quelqu’un a besoin d’un bras ou d’une jambe, voilà du choix ! » On ne s’ennuie jamais avec un