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doctrines et sa foi. Il était fermement persuadé qu’un jour que son cheval s’était abattu sur lui, l’obligeant inconnu qui l’aida à se relever était un ange envoyé du ciel pour le sauver. Il croyait aussi aux démons, aux démoniaques. Il racontait gravement qu’une petite bourgeoise de Stralsund ayant acheté du fromage frais au marché, sa fille, en son absence, y fit une brèche ; que la mère, à son retour, souhaita imprudemment qu’elle eût le diable au corps, qu’aussitôt cette fille fut possédée du malin esprit ; que, quand l’ecclésiastique qui l’exorcisait le somma de partir, il demanda une vitre de la fenêtre du clocher voisin ; qu’au même instant, cette vitre vola bruyamment en éclats. Ainsi que Luther lui-même, Sastrow considérait ce monde comme un champ de bataille que Dieu et Satan se disputent, et il voyait le diable partout, dans les pestes, dans les émeutes, dans les inondations, dans les guerres, dans la vermine, surtout dans les yeux des moines, des démagogues et de tous les gens que Barthélemy Sastrow n’aimait pas.

Les bourgmestres d’aujourd’hui ne ressemblent guère à Sastrow. Mais si étranges que nous paraissent quelquefois les mœurs qu’il a peintes dans ses mémoires, nous retrouvons dans son livre beaucoup de gens de notre connaissance. Il visita un jour, près d’Anvers, la maison de Gaspard Duitz, trésorier d« Madame Marie, sœur de Charles-Quint. Maître Gaspard avait fait deux banqueroutes et, plus riche que jamais après la seconde, il s’était bâti une demeure d’une magnificence princière. Il y reçut à dîner le comte de Buren, lui fit les honneurs de son palais, et s’informa modestement si sa grâce y avait aperçu quelque défaut : « La seule chose qui manque, répondit le comte, c’est à l’entrée une potence avec Gaspard Duitz haut et court pendu. » La race des Gaspard n’est pas éteinte. C’est aussi un personnage qui ne nous est pas inconnu, que ce chancelier de Wolgast, Jacques Citzewitz, que le chancelier de l’électeur de Cologne comparait à une poule en train de pondre : « Elle saute d’abord sur le vantail de l’étable, en criant : Un œuf ! Puis elle monte au grenier à foin : Un œuf ; je veux pondre un œuf ! De là elle va se percher sur les solives : Attention, mes amis, un œuf ! Enfin, quand elle a bien caqueté, volant à son nid, elle pond un œuf très ordinaire. » Le roi d’Italie a pour président de son conseil un homme d’état qui ressemble un peu à ce chancelier Citzewitz. Il remplit l’Europe de son aigre caquetage de poule, et, quoi qu’il médite ou prépare, il crie à l’univers : « Attention ! je ponds un œuf. »


G. Valbert.