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L’art de ces athlètes ne peut pas dépouiller la force et la hardiesse, merveilleux d’ailleurs pour l’habileté et la justesse des procédés. Enfin, si nous regardons la pensée et le style, que le naturalisme ne saurait exclure, c’est encore la puissance et la fierté de l’âme espagnole qui l’emporteront sur l’esprit positif calme, et toujours un peu bourgeois de la Hollande.

Il n’y a pourtant pas un demi-siècle que l’on donne chez nous, à l’Espagne, son véritable rang : ignorance d’autant plus excusable qu’elle régnait partout en-deçà des Pyrénées. C’est même un des plus curieux phénomènes de l’histoire de l’art que cette destinée de Velasquez et de Zurbaran ; mais deux raisons l’expliquent. D’abord, les grands artistes espagnols (sauf Ribera) n’ayant jamais travaillé que pour leurs souverains, leurs couvens ou leurs églises, c’est seulement dans les palais royaux ou les sanctuaires de l’Espagne que l’on pouvait autrefois les rencontrer ; et ils n’auraient pas bougé de là, apparemment, sans l’invasion française et la révolution constitutionnelle. Que savait-on d’eux avant ce siècle ? Presque rien. Velasquez avait peint, par hasard, à Rome, le portrait d’Innocent X (seule œuvre capitale du maître qui soit, même aujourd’hui, hors de son pays) ; et trois ou quatre petites toiles de sa main étaient passées, comme cadeaux de famille, dans la maison impériale de Vienne. De Zurbaran, à peu près rien n’avait passé la frontière. Murillo, qui a produit dix fois plus, était un peu moins ignoré, quelques beaux ouvrages et un plus grand nombre de médiocrités s’étant vendus sous son nom. D’autre part, cependant, ces grands peintres avaient un atelier fréquenté, et quoiqu’ils n’aient formé, — autre singularité, — aucun élève de renom, du moins les copistes et les habiles imitateurs ne manquaient pas autour d’eux, chez Murillo surtout. De là des copies et de nombreux pastiches qui se sont répandus de bonne heure à travers l’Europe, en même temps que des toiles de peintres secondaires, plus ou moins inspirés par la Flandre ou l’Italie.

Ainsi, tandis que les vrais trésors de l’art espagnol restaient enfouis derrière des murs sacrés, la fausse monnaie et le billon passaient de main en main, et prenaient place dans ces cabinets de princes ou de riches particuliers qui ont formé peu à peu, dans notre siècle, les grands musées royaux ou impériaux. Et c’est sur ces contrefaçons ou ces échantillons médiocres que, pendant deux siècles, artistes et amateurs se sont fait une idée de l’art espagnol ! Pendant que les chefs-d’œuvre des écoles italienne, flamande, hollandaise, dispersés dès leur création, et en grand nombre, enthousiasmaient toute l’Europe, on n’accueillait que par curiosité, dans les collections, une école qui semblait à bon droit très inférieure aux autres.