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tercios viejos que le duc d’Enghien devait briser à Rocroy, « ces hommes de petite taille, au teint basané, à la moustache troussée, coiffés de chapeaux étranges, appuyés sur leurs armes[1]. » Vous serez étonné peut-être, sur le premier plan, du même côté, de ce cheval de Spinola que tient un page. L’artiste, avec une rare audace, le présente en raccourci, sa croupe luisante tournée vers le spectateur, et donne ainsi, du même coup, un trait familier à sa composition et un effet de perspective au groupe central. A gauche, comme un vif contraste, l’escorte hollandaise de Nassau, des hommes grands et lourds, aux visages carrés, dont le peintre, sans doute, a trouvé les types dans la garde wallonne du roi. Ils ont les physionomies placides de leur race et la contenance résignée des braves qui ont fait tout leur devoir.

Ainsi, deux généraux et deux escortes, voilà tout ce tableau, qui a plus de dix mètres carrés, et qu’on peut appeler le modèle de la peinture d’histoire, pour son suprême naturel. Le spectateur n’est pas en présence d’une scène historique : il croit être véritablement au milieu même de cette scène, au milieu d’un drame poignant, et pas un des acteurs ne pose pour lui. Oserait-on affirmer que les personnages, les groupes, évoqués, dans des tableaux célèbres, par Van der Helst et Rembrandt lui-même, expriment la même indifférence à l’égard du spectateur ? Il n’y a pas ici une attitude, un geste, un air de tête qui soit pour l’effet. Chaque personnage est ce qu’il a dû être, le vainqueur généreux et courtois, le vaincu humble, sans abaissement, et tous les assistans dans le rôle propre à leur grade. L’ordonnance du tableau, pour familière et comme négligée qu’elle paraisse, n’en est pas moins équilibrée : moins l’effet est cherché, plus il est certain. Quant à l’exécution, ni compromis ni artifice. Nous sommes en rase campagne, et le maître prend de haut toutes les difficultés du plein air, ce plein air si fort en vogue aujourd’hui ! La couleur s’approprie en perfection au sujet ; tranquille et grave dans sa richesse, bornée à peu près à la gamme des tons bruns et jaunes, auxquels se prêtent les terrains, les bottes, les justaucorps de buffle, etc., elle est variée par l’acier des armes et quelques notes bleues et rouges, très sobres. On peut dire de cette toile sans pareille qu’elle est familièrement héroïque, comme la tragédie des Grecs.

Mais voici quelque chose de plus extraordinaire : un autre grand ouvrage qui nous charme autant, avec la plus insignifiante donnée, une simple Fabrique de tapis. Ce chef-d’œuvre est postérieur de dix ans à l’autre. Comment Velasquez, au moment où sa charge de grand maréchal des logis de la cour lui donnait le plus de tracas,

  1. Histoire des princes de Condé, par M. le duc d’Aumale, liv. IV, chap. II.