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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/429

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orientale. Il vivait encore, assure-t-on, dans la région de l’Iénisséï, en 1867. On village de la Transcaucasie, Nikolaïevka, continue à être habité par ses disciples ; mais ces communistes ont cessé de mériter ce titre. Las de la servitude inhérente au régime de la communauté, ils ont liquidé leur pieux phalanstère et partagé leurs biens entre les diverses familles. De leur ancienne organisation, ils n’ont guère conservé qu’un magasin communal, où chaque ménage doit verser, au profit des indigens, la dixième partie de ses récoltes. Même après ce retour au tien et au mien, les adhérons de Popof pourraient se vanter d’avoir réalisé dans leur village la commune fraternelle rêvée par l’auteur de Guerre et Paix.


II

Entre la doctrine des doukhobortses ou des molokanes et la religion prêchée par Léon Tolstoï, il y a de multiples analogies : il n’y a pas d’emprunt direct. Il en est tout autrement d’un sectaire contemporain, Soutaïef. Tolstoï l’a connu, il l’a interrogé sur le salut de la société. Soutaïef n’est pas seulement une sorte de Tolstoï rustique ; le tolstoïsme n’est, à bien des égards, qu’un développement du soutaiévisme.

De tous les sectaires du dernier quart de siècle, le plus curieux est peut-être Soutaïef. C’est un des mieux connus et l’un des plus dignes de l’être, n’eût-il pas été le maître ou l’inspirateur de Léon Tolstoï. Soutaïef est un moujik du gouvernement de Tver. Il peut servir de type à tous ces paysans du Nord qui cherchent solitairement la vérité dans les Évangiles. Ils se font leur religion d’après le livre sacré, et ils savent à peine lire. Chacun des versets, qu’ils déchiffrent péniblement, un à un, prend pour eux une importance singulière ; à chaque page, ils croient découvrir une vérité nouvelle, inconnue des hommes. Soutaïef était marié qu’il ignorait encore l’alphabet. Travaillant à Pétersbourg, l’hiver, comme tailleur de pierre, il apprit à lire presque seul pour chercher dans l’évangile la « vraie foi. » Un jour, en 1880, le Messager de Tver annonçait l’apparition d’une nouvelle secte, les soutaïevtsy. Comme les stundistes du Midi, les disciples de Soutaïef rejetaient, disait-on, les sacremens ; mais, à l’inverse des baptistes russes, ces paysans du Nord n’avaient eu aucun contact avec des colons protestans. Chez eux, rien que de russe et de spontané[1].

  1. Sur Soutaïef, voyez, dans la Revue du 1er janvier 1883, une étude de M. E.-M. de Vogüé, d’après M. Prougavine. M. Prougavine est allé étudier Soutaïef au village de Chévérino, et il a raconté au public ses entretiens avec le sectaire. (Rousskaïa Mysl, octobre et décembre 1881, Janvier 1882.)