Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/438

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qu’a-t-il donc découvert, ce Sarmate, que ni Grec, ni Latin, ni Germain n’aient aperçu avant lui ? Il a découvert la morale évangélique enfouie, depuis quinze cents ans, sous l’amas des compromis mondains. Il a lu le Sermon sur la montagne, et il a vu que le fondement de la foi chrétienne, c’est de ne pas résister aux méchans. Ces conseils de perfection, d’une sublimité déconcertante pour la nature humaine, Rome et Byzance n’osaient en recommander la mise en pratique qu’à l’ombre des cloîtres, aux exilés volontaires du siècle ; le Russe l’impose à chaque chrétien. C’est en eux qu’il fait consister tout le christianisme. La clé de la doctrine est la parole de saint Matthieu : « Vous avez entendu qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent ; et moi je vous dis de ne point résister au mal qu’on veut vous faire[1]. » Ne pas résister aux méchans, tel est le « pivot » de l’enseignement de Jésus, « le centre » de sa doctrine. Tendre l’autre joue, voilà le précepte essentiel, la règle positive prescrite par le Maître. Après cela est-il possible de se dire chrétien, et d’avoir une police et des prisons ? Est-il possible de confesser Jésus-Christ et, en même temps, de « travailler, avec préméditation, à l’organisation de la propriété, des tribunaux, de l’état, des armées ? d’organiser, en un mot, une existence contraire à la doctrine de Jésus[2] ? »

Jésus a dit : « Ne jugez pas ; » et Tolstoï, appuyé sur le texte grec, prouve que cette prohibition ne peut avoir qu’un sens : n’ayez pas de tribunaux. Jésus a dit : « Ne tuez pas ; » et cela ne peut s’entendre que d’une manière : n’ayez pas d’armée, ne faites point la guerre. Jésus a dit : « Ne jurez pas ; » et cela signifie : ne prêtez serment ni aux tribunaux ni au tsar. Et ainsi de suite de tous les conseils évangéliques érigés en préceptes absolus, en nouveau décalogue imposé aux peuples non moins qu’aux individus. Le mystérieux parrain du Filleul lui apprend qu’on ne détruit pas le mal dans le monde par la justice, par la prison ou l’échafaud ; que le mal se multiplie par le mal ; que plus les hommes le poursuivent, plus ils l’accroissent. Ivan l’imbécile nous fait voir qu’une nation qui ne se défend pas n’a rien à craindre de ses voisins. Pour désarmer les envahisseurs, le peuple envahi n’a qu’à tout leur livrer. Que le Russe se tienne en paix, ni le Turc ni l’Allemand ne le molesteront.

L’évangile ainsi entendu est la négation de l’état, de la société,

  1. Saint Matthieu, ch. V, 38-39.
  2. Tolstoï, Ma Religion. Cette propension à prendre à la lettre les conseils du Christ est ancienne sur la terre slave. A en croire la Chronique de Nestor, Vladimir, le Clovis russe, répugnait, après sa conversion, à faire justice des brigands : « J’ai peur de pécher, » répondait-il aux évêques.