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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/456

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l’avaient essayé avant lui, Fontenelle, par exemple, à qui même la seule tentative en a suffi pour se faire pardonner ses bergeries et ses tragédies, son Aspar et ses Lettres galantes. Buffon y a réussi le premier, et il y a réussi en vraiment grand écrivain. A tout un ordre de faits et d’idées qui jusqu’alors n’avait guère occupé que les savans dans leurs laboratoires, il a intéressé tous les « honnêtes gens, » les beaux esprits et les femmes, en leur en révélant l’existence. Mais, on ne saurait trop le redire, si l’invention littéraire est vraiment quelque part, elle est là, dans l’invention des moyens qui, du demi-jour ou de l’obscurité de la technologie, font passer les idées dans le courant de la circulation intellectuelle générale. Un grand écrivain, c’est celui qui, concevant une semblable ambition, trouve en lui ce qu’il faut pour la réaliser ; et Buffon, pour l’histoire naturelle, quand il n’aurait pas d’autre mérite, aurait encore celui d’être ce grand écrivain. De son temps, autour de lui, et avant ou depuis lui, comptez, si vous voulez être juste envers sa mémoire, combien il y en a par chaque siècle dont on puisse faire un semblable éloge. Le siècle est grand, dès qu’ils sont deux ou trois, et quand ils sont une demi-douzaine, le siècle fait époque dans l’histoire de l’humanité.

Ce n’est pas seulement le domaine de la littérature, c’est encore celui de l’esprit humain qu’a étendu l’auteur de la Théorie de la terre, ou des Époques de la nature. Lorsqu’il commença de s’appliquer à l’histoire naturelle, c’est-à-dire lorsqu’il fut nommé « intendant du Jardin du roi, « il n’était pas naturaliste, et c’est ce qui peut servir à expliquer le désordre apparent des premiers volumes de son grand ouvrage. Les animaux y sont classés d’après les rapports d’utilité ou de familiarité qu’ils ont avec l’homme. « Nous donnerons la préférence au cheval, au chien, au bœuf,.. ensuite, nous nous occuperons de ceux qui, sans être familiers, ne laissent pas d’habiter les mêmes lieux, les mêmes climats, comme les cerfs, les lièvres et tous les animaux sauvages ; .. et ce ne sera qu’après toutes ces connaissances acquises que nous rechercherons ce que peuvent être les animaux étrangers, comme les éléphans, les dromadaires, etc. » On ne peut guère concevoir de classification plus artificielle, quoique d’ailleurs elle n’ait pas laissé de contribuer, en ne dépaysant pas d’abord les lecteurs de Buffon, au succès même de l’Histoire naturelle. Mais on sait que Buffon n’a eu garde de s’y tenir, et qu’au contraire, à mesure qu’il avançait dans son grand ouvrage, il s’en est davantage écarté.

Supposé qu’il s’y fût tenu, son Histoire naturelle n’en aurait pas moins opéré son effet, qui a été surtout, au XVIIIe siècle, de détacher l’homme de la superstition lui-même de son espèce, et de lui donner pour la première fois la claire conscience du peu de place qu’il occupe dans l’espace comme du peu de durée qu’il remplit dans le temps. Si nous regardons en arrière de nous, que de temps où notre n’étions