Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/629

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut-être que celui de Pamir, écrasé par la nature, s’est rendu compte mieux qu’un autre qu’il était condamné à mort, et qu’il s’est dit : « Pourquoi me déplacerais-je pour aller mourir ailleurs ? »

Les tumuli sont dirigés du sud-est au nord-est, pour que les morts aient la face tournée vers la ville sainte. Ils s’allongent autour des quatre mausolées en terre, hauts deux fois comme un ouï (tente de feutre), et déployant à eux quatre une façade qui a bien 8 ou 10 mètres. Les coupoles sont pointues, l’architecture en est timide, les matériaux ne permettant pas l’audace : quelques cailloux, de la terre, ne sont pas ce qu’il faut pour lancer vers le ciel des nefs hardies. Aussi, rien de gothique, rien de fier ; le vent, du reste, ne le permettrait pas ; il est là pour rappeler aux Pamiriens qu’ils aient à se terrer.

Aux quatre coins du plus grand des mausolées, on a figuré des pigeons, grossièrement, mais on voit que ce sont des pigeons. La neige, entrant par la porte, a couvert la tombe, sur laquelle on a déposé des cornes d’arkars, les seules fleurs qu’on puisse cueillir ici pour tresser des couronnes.

Deux tougs se balancent comme ces enseignes taillées dans le bois, qui représentent des grappes au-dessus de la porte des auberges. Ces tougs, faits avec des queues de coûtasses et des chiffons, sont incrustés de neige ; elle a fondu au soleil, puis gelé, et ils semblent taillés dans le marbre.

Au bout des tombes des humbles, une pierre est fichée en terre ; quelques-unes ont un entourage, mais qui n’a rien de somptueux ; en guise de grille de fer, on a piaulé des piquets reliés par une corde de laine.

Au moment où mon cheval cherche son chemin dans les décombres, le vent souillant glacial, j’aperçois comme une sorcière errant entre des menhirs. Elle s’arrête soudain et me regarde sans un geste. Ce doit être la lée du Pamir. Ma vue est affaiblie, et je ne distingue pas d’abord ses traits ; et j’ai beau écarquiller les yeux, lever mes lunettes, je ne lui vois pas de regard.

Elle est toute droite, toute petite, vêtue de peaux de mouton, mais elle a une coiffure blanche qui indique qu’elle a un sexe ; elle a deux trous à la place des yeux, qui sont des points sombres ; son nez n’est pas visible, la mort l’a effacé sans doute. Est-ce du cuir ou de la peau qui couvre sa face ? Sa bouche est cachée.

Elle est immobile. Autour d’elle gisent des carcasses de chevaux, de vastes thorax de chameaux entr’ouverts, des têtes de mouton dont les mâchoires sans gencives montrent les dents serrées : tout un charnier est là ; et nous y laissons la vieille toujours immobile. On dirait une affreuse ouvrière de mort momifiée à côté