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ouvriers exercent les uns sur les autres, et non par l’action de la loi. Celle-ci même, sous prétexte de ne pas violer le droit des grévistes assiste trop souvent désarmée à des menaces ou à des violences que son premier devoir serait de réprimer. On a vu récemment des exemples de cette non-intervention de l’autorité qui ont été des scandales. C’est contre la domination des fauteurs de désordre que les vrais travailleurs auraient surtout besoin aujourd’hui d’être protégés pour sentir qu’ils sont libres.

Tandis que leur situation légale se modifiait radicalement, les progrès de l’instruction, le développement du gouvernement démocratique, l’application du suffrage universel et l’importance politique qu’il confère aux classes laborieuses, l’expansion même de l’enseignement littéraire, qui encombre les carrières bureaucratiques et administratives en diminuant le recrutement du travail manuel, tout à la fois concourait à relever la condition des ouvriers, condition morale et physique, et à adoucir leur sort. Certes, l’amélioration acquise est loin de répondre aux vœux du philanthrope. Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater les misères qui subsistent. La plaie du paupérisme est saignante par bien des points et la surface brillante de notre civilisation recouvre de profondes, et lamentables souffrances. Les malheureux, et, suivant le mot de Macaulay, « les barbares du XIXe siècle, » fils de l’ignorance et du dénûment, sont encore un trop grand nombre. Souhaitons que toutes les forces vives de la société s’unissent pour réagir contre un état de choses qui, s’il se prolongeait indéfiniment, et surtout s’il s’aggravait, serait un outrage à la raison et au progrès humain. Mais nous sommes loin de croire que, d’une façon générale, le mal se soit aggravé. Au contraire, il s’atténue. Quel que soit l’abîme de douleurs qui reste à combler, il s’est certainement produit dans la condition des classes vivant de salaires un soulagement relatif plus ou moins grand, suivant les milieux et les régions, mais réel et constant, et qui, en tout cas, dément l’affirmation des socialistes que le paupérisme va toujours croissant, qui contredit même cette allégation singulièrement inexacte de Stuart Mill, que « le progrès des machines n’a pas allégé d’une heure le temps de peine d’aucun être humain, » qui est en désaccord aussi avec la thèse soutenue par d’ardens détracteurs du régime inauguré par Turgot, thèse d’après laquelle le soi-disant libéralisme économique n’aurait abouti qu’au « règne de la force » et à l’écrasement des travailleurs[1]. L’ouvrier d’aujourd’hui, agricole aussi bien que manufacturier, est mieux nourri,

  1. Voir Laveleye, le Socialisme contemporain, le chapitre sur les Socialistes catholiques, et la revue l’Association catholique, passim.