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aux dégoûts, le premier homme qui réussirait à se mettre en lumière, qui saurait s’imposer à l’attention, aux regards de la foule et lui apprendre son nom, deviendrait rapidement une puissance avec laquelle il faudrait compter. Ce sauveur pouvait se dispenser d’avoir du génie ; dans certaines situations, il n’est pas nécessaire d’être un géant pour rallier autour de soi les mécontentemens et les espérances. Aussi bien le génie est quelquefois un obstacle ; il a des fiertés, des mépris qui inquiètent et éloignent. « J’avais cru dans ma jeunesse, a dit Voltaire, que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite. Je m’étais imaginé que la cour et la ville de Londres l’avaient nommé par acclamation grand-maître des monnaies du royaume. Point du tout. Isaac Newton avait une nièce assez aimable, nommée Mme Conduit ; elle plut beaucoup au grand-trésorier Halifax. Le calcul infinitésimal et la gravitation ne lui auraient servi de rien sans une jolie nièce. » Quand on aspire à gouverner une démocratie, une jolie nièce ne sert pas à grand’chose ; mais on la remplace par l’industrie, par les tours de souplesse, par les petits moyens.

Le stathouder que les Provinces-Unies se donnèrent en 1672 n’était pas un homme aimable et, comme le dit M. Lefèvre-Pontalis, on l’accusait de n’avoir ni les qualités ni les défauts propres à gagner la faveur publique. On lui reprochait son humeur froide et renfermée, ses habitudes d’économie exacte, la sévérité de ses mœurs. Il ne semblait pas se soucier d’âtre populaire, et ceux qui s’intéressaient à lui s’en inquiétaient. « L’amour que les peuples lui conservent, écrivait Pomponne, voudrait être cultivé par l’affabilité, les libéralités et les caresses. Il est certain que plus de facilité à se faire voir, à parler à toute sorte de gens, même à avoir plus de commerce avec les femmes qui, plus qu’en aucun lieu du monde, ont en Hollande pouvoir sur leurs maris, lui serait d’un fort grand avantage. » Mais M. Lefèvre-Pontalis remarque fort justement qu’il pouvait se passer de faire les avances, qu’il n’avait pas besoin d’aller au-devant de la vague, qu’il était sûr qu’elle viendrait à lui. Il fondait sa fortune à la fois sur le grand nom qu’il portait et sur la supériorité de son esprit et de ses talens. Il était sûr de devenir un jour l’homme des circonstances, le dieu de la machine qui dénoue les pièces désespérément embrouillées.

Les sauveurs qui ne sont pas des Guillaume III sont tenus de savoir plaire. A une grande confiance en eux-mêmes, à la foi dans leur étoile, ils doivent joindre les séductions aimables, la rondeur des manières, les grâces perfides souvent plus prenantes que les autres. Mais il ne suffit pas qu’ils séduisent, il faut qu’ils imposent, qu’il y ait eu eux je ne sais quoi qui aux yeux des badauds les mette hors de pair, qu’à défaut d’élévation, ils aient de l’autorité, qu’ils en prennent à leur