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sur les hôpitaux de Bergame, de Brescia, de Crémone, de Milan, fut impossible, parce que les Autrichiens ayant, quelques jours auparavant, réquisitionné toutes les charrettes du pays, les moyens de transport faisaient défaut. « A Castiglione, dit un témoin oculaire, l’encombrement devint indescriptible[1]. » L’encombrement fut tel que l’on a calculé que chaque médecin eut près de 500 blessés à soigner. L’ambulance du grand quartier-général s’y était établie. L’hôpital, les casernes, les églises, les maisons particulières, les rues que l’on abrite à l’aide de tendelets, les cafés, les boutiques reçoivent des blessés. L’entassement interrompt tout service. On ne manque ni d’eau, ni de vivres, ni de charpie, mais les blessés meurent de soif, meurent de faim, ne sont point pansés. Le personnel fait presque défaut ; la plupart des médecins ont dû se rendre à Cavriana ; il n’y a pas d’infirmiers. Les habitans de Castiglione ont beau se multiplier, ils ne parviennent pas à porter secours à tous les malheureux qui les implorent ; les bras manquent et les blessés restent en souffrance. Un vieux sergent, décoré de plusieurs chevrons, disait avec amertume : « Si l’on m’avait soigné plus tôt, j’aurais pu vivre, tandis que ce soir je serai mort. »

Deux jours après la bataille, une panique affola Castiglione : une colonne de prisonniers, marchant sous la conduite d’un détachement de hussards, fut prise pour un corps de l’armée autrichienne faisant un retour offensif : on fut saisi de terreur, et l’homme se montra dans sa simplicité lâche et cruelle. On ferma la porte des maisons, on barricada les rues, on brûla les drapeaux italiens et français dont toute fenêtre était pavoisée. La plupart des habitans décampèrent, emportant ce qu’ils avaient de plus précieux ; ceux qui eurent le courage de rester firent preuve de prudence. A la place des blessés français, ils installèrent des blessés autrichiens. La débâcle fut complète ; toutes les charrettes, les voitures d’ambulance, les fourgons de vivres s’élancèrent à fond de train sur la route de Brescia, « foulant les blessés qui supplient qu’on les emmène, et qui, sourds aux observations, se débarrassent de leurs bandages, sortent tout chancelans des églises, et s’avancent dans les rues, sans savoir jusqu’où ils pourront aller[2]. » La peur s’apaisa, car elle était sans cause, et les blessés français reprirent, à Castiglione, la place qu’on les avait forcés de céder aux blessés autrichiens.

  1. Un Souvenir de Solferino, par J. Henry Dunant, ne se vend pas. Genève, 1862. C’est à ce volume, qui ont une si précieuse influence sur l’organisation de la Croix rouge, que j’emprunte la plupart des détails relatifs à Castiglione.
  2. Dunant, p. 49.