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de 8,000. Les œuvres de maîtres et les pièces rares abondaient dans le cabinet des tableaux, dans celui des médailles, parmi les statues, les ivoires et les curiosités. Aux yeux de l’amant des lettres et des arts, ces merveilles ne sont comptées pour rien à Christine, parce qu’elle avait formé ses collections en parvenue, à coup d’argent, sans patience et sans vraie tendresse. Sa bibliothèque et ses musées faisaient un peu partie du décor pour son rôle de femme extraordinaire. Elle avait payé deux manuscrits 160,000 écus[1], mais elle laissait voler les trois quarts de sa bibliothèque sans s’en apercevoir. Elle possédait onze Corrège et deux Raphaël, mais elle avait fait découper ses plus belles toiles pour coller les têtes, les pieds et les mains dans les compartimens de ses plafonds. Après cela, un collectionneur est classé.

On retrouve au fond de ses goûts les plus nobles ce besoin malsain de faire parler de soi qui l’a perdue. Ses admirateurs les plus fervens avouent qu’elle avait une vanité exorbitante. Cette philosophe adorait la flatterie et respirait avec béatitude tous les encens qu’on voulait bien lui offrir. Elle ne dédaignait point de tenir elle-même l’encensoir, et elle a fait frapper un nombre incroyable de médailles où elle s’est fait représenter en Minerve, en Diane domptant les fauves, en Victoire ailée se couronnant elle-même de lauriers, etc. Elle encourageait les faiseurs de panégyriques en prose et en vers. Elle constatait à ses propres yeux son importance en accablant d’avis indiscrets et importuns princes et politiques, Retz et Mazarin, Condé et Louis XIV, le roi de Pologne et le roi d’Espagne. On la recevait mal, elle recommençait. Sa tentative pour entrer en correspondance avec le roi d’Ethiopie est un bon exemple de sa manie de célébrité.

En 1653 errait par l’Allemagne un malheureux noir qui cherchait quelque chose et ne pouvait expliquer quoi, puisque personne n’entendait son langage. Un savant d’Erfurt, Job Ludolf, auteur de travaux sur l’Ethiopie et la langue éthiopienne, se trouvait alors à Stockholm. Il assura à Christine que le noir était Éthiopien, et le cherchait sans doute pour le complimenter de ses travaux sur son pays. Il ajouta que le voyageur se nommait Akalaktus. C’était une occasion unique de répandre sa gloire en Ethiopie. La reine écrivit une belle lettre en latin à son « très cher cousin et ami » le roi d’Ethiopie : Consanguineo nostro charissimo, eadem gratia Æthiopum regi, »

  1. Pour l’instruction des bibliophiles, voici les titres de ces deux manuscrits, achetés pour le compte de Christine par Isaac Vossius. C’était l’Histoire ecclésiastique de Philostorge, et les Babyloniques de Jamblique. Les deux manuscrits appartinrent après la mort de Christine à la bibliothèque du Vatican. Le second passait pour être l’œuvre d’un faussaire. On ne dit pas si le premier contenait le texte de Philostorge, ou l’extrait qu’en a donné Photius.