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et oubliant alors qu’elle ne régnait plus. Un jour que le cardinal de Médicis lui avait déplu, elle braqua des canons sur la porte de son palais et tira elle-même à boulet. Les traces des boulets se voyaient encore au siècle dernier. « La patience, disait-elle, est une vertu de ceux qui manquent de courage et de force. » Elle se faisait un point d’honneur d’être sans patience.

Le saint-siège n’avait pas plus de satisfaction du côté de la religion. Elle criait sur les toits son aversion pour les entretiens pieux et les livres de dévotion. Le premier qui lui avait parlé de macérations avait été reçu de façon à n’oser jamais y revenir. Elle allait peu aux offices, et y passait le temps à rire aux éclats avec ses cardinaux, en la présence même du pape. C’était intolérable. A l’issue d’une scène de ce genre, le pape lui remit un chapelet, en manière de doux reproche, et l’exhorta à s’en servir dans ses prières. Le dos à peine tourné, elle s’écria : « — Je ne veux pas être une cafarde ! » Le saint-père se rabattit à solliciter de légères démonstrations de piété, pour la foule. On alla dire de sa part à Christine : « — Un Ave Maria en public est plus méritoire qu’un chapelet dans le particulier. » Il ne la réduisit que lorsqu’elle n’eut plus le sol.

Les finances de Christine était encore un autre souci pour la cour de Rome. La Suède, outrée de l’abjuration, engagée d’ailleurs dans des guerres ou des difficultés intérieures, payait mal, et Christine dépensait sans compter, sous prétexte « qu’il y a une manière de profusion qui est économie. » Elle avait un train royal. Elle rétablissait ses collections, fort entamées au départ de Suède par ses savans étrangers. La bibliothèque avait été honteusement pillée ; sur plus de 8,000 manuscrits, il n’en arriva que le quart à Rome. Nous possédons une lettre où Vossius mande à Heinsius, avec une désinvolture admirable, qu’il est en train de s’approprier « non paucos libellos rariores » de la bibliothèque de la serenissimœ reginœ. Il fallait de grosses sommes pour réparer ces pertes. Il en fallait d’infinies pour fournir à un désordre dont rien ne peut donner l’idée. Six mois après son entrée à Rome, Christine était harcelée par ses créanciers. Elle s’adressa au pape, qui paya et crut l’heure venue de la mater. Il lui offrit 2,000 écus par mois, à condition d’être sage. C’était trop tôt. Christine s’emporta, tempêta, envoya le reste de ses pierreries chez un prêteur sur gages, qui en donna 10,000 ducats, et s’embarqua pour Marseille. Elle se savait attendue avec impatience en France. Chacun était curieux de voir cette personne singulière, surnommée jadis la Sibylle du Septentrion et la Dixième Muse, et qu’on appelait à présent, tout uniment, la « reine ambulante. » Le voyage de France fut le dernier grand succès de Christine.