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son lit de parade, encore plus belle que dans l’église : on lui avait ajouté un manteau royal, violet et bordé d’hermine. Derrière le lit, une pompe éclatante : grands seigneurs et cardinaux, officiers et archevêques, écuyers et valets, carrosses dorés et chevaux caparaçonnés, un chatoiement d’étoffes et de broderies, un ondoiement de plumes, un fouillis de livrées galonnées, d’uniformes brodés et d’ornemens d’église. C’était aussi beau que le cortège de l’entrée de Christine à Borne. Le peuple s’étouffait de même pour la voir, et le costume de brocart faisait décidément très bien : il cachait la taille énorme et l’épaule trop haute. C’était un enterrement tout à fait réussi : Plaudite cives !

Ce fut son cri jusque dans la mort, et elle n’en avait pas eu d’autre dans la vie. Dans l’Autobiographie, elle réclame les applaudissemens pour Christine au maillot, qui ne pleurait pas aux visages nouveaux et ne s’endormait pas aux harangues : Plaudite cives. Applaudissez l’écolière de génie, la cavalière incomparable, la savante unique au monde, le monarque sans rival, à la fois mâle et femelle, grand politique, grand diplomate, grand général et grande amoureuse. Applaudissez le joyeux étudiant, bonnet sur l’oreille, l’aventurière hardie et adroite, la reine tragique qui tue comme au beau temps des royautés, la huitième merveille du monde, le grand prodige de son siècle : Plaudite cives !

La pièce marcha très bien jusqu’à Saint-Pierre. Là, on mit la morte dans une bière, qu’on descendit dans un caveau, et Christine attendit ce que dirait la postérité.

Les suffrages se partagèrent très inégalement. Quelques-uns la défendirent, éblouis par tant de qualités éclatantes. La plupart la condamnèrent, indignés de sa férocité, de ses mœurs indécentes et de ses lâches trahisons pour de l’argent. Aujourd’hui, en remuant la poussière des vieux documens où est enfouie l’existence de la reine Christine, on ne voit plus ses yeux brillans, la joie de son sourire et son geste gamin. On n’entend plus ses ripostes spirituelles et effrontées. On ne subit plus l’attrait de sa grâce équivoque de cavalier femme. Et l’on a devant les yeux la Relation du père Le Bel, la correspondance avec Montecuculli et l’empereur, les propositions de 1676-1677 à la France, les âpres discussions d’intérêt avec la Suède. Ni les talens de Christine, ni son intelligence supérieure, ni sa science, ni son courage, ne peuvent alors la sauver d’un jugement terrible : elle est en dehors de l’humanité consciente et responsable. Ce corps dévié renfermait une âme contrefaite, ne discernant pas le bien et le mal. La brillante Christine, qui eut presque du génie, était un monstre moral.


ARVEDE BARINE.