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mène grand tapage et dont on ne parle qu’en se signant. Dans ce pays qui a douté de tout et tout bafoué, le culte de l’état n’a presque pas un athée ; il grandit avec les révolutions, chaque régime lui bâtit de nouveaux temples, lui recrute de nouveaux prêtres, et le peuple-roi adore obstinément les décrets de cette idole par la bouche de qui le pouvoir central fait parler ses chefs de bureaux. Napoléon Ier a été dans cette voie plus loin que l’ancien régime, et la république actuelle a, sur certains points, dépassé Napoléon Ier. Cependant l’état, ce n’est plus un roi inspiré par l’Esprit-Saint, c’est vous et moi, c’est tout le monde ; et si l’état est nous-mêmes, quel droit peut-il avoir sur chacun de nous, sinon ceux que nous lui avons donnés et que, par conséquent, nous pouvons toujours lui reprendre ? Ici se place un singulier sophisme : l’état, nous dit-on, c’est la puissance nationale représentée par le pouvoir exécutif ; or le pouvoir exécutif procède de la majorité du parlement, qui elle-même procède de la majorité des électeurs ; donc la puissance de l’état est légitime : il peut tout faire. C’est la doctrine du droit divin des majorités ; l’huile d’onction a glissé, parait-il, du front des anciens monarques sur celui des législateurs sacrés par le peuple… Tout peut-il donc être mis aux voix dans la république, sans violer le pacte social ? Que devient alors la souveraineté de la minorité, déjà bien mince ? Et que devient aussi la souveraineté des individus qui composent la majorité si, comme le pensent les socialistes, l’individu n’a aucun droit que la communauté ne puisse équitablement fouler aux pieds ?


II

A l’heure actuelle, l’électeur est roi, mais son pouvoir est purement nominal, c’est un roi fainéant ; il nomme des maires du palais qui, en vertu de l’autorité même qu’ils ont reçue de lui, le tiennent dans une étroite dépendance et le chargent de chaînes. Il y eut en Espagne, jusqu’à la fin du XVIe siècle, un personnage appelé la justice d’Aragon, qui, d’après une formule très ancienne, disait au roi le jour de son sacre : a Nous qui valons autant que toi et pouvons plus que toi, nous t’élisons roi à telles et telles conditions. » Mais ce langage n’était depuis longtemps qu’une comédie ; celui qui le tenait était choisi et destitué par l’autocrate descendant de Charles-Quint, et redevenait simple sujet en rentrant chez lui. L’électeur français du XIXe siècle ressemble en plus d’un point à ce seigneur espagnol : après avoir marché le dimanche au scrutin avec une altière majesté, ce souverain n’est plus le lundi pour le ministre des finances qu’un contribuable, pour le garde des sceaux qu’un justiciable, et pour le préfet qu’un administré.