Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précipiter en avant. » Plus pessimiste, Malthus, prévoyant, lui aussi, cet état stationnaire, affirmait que, « en dépit des efforts continus de l’humanité pour se soustraire à sa destinée, les progrès sociaux devaient forcément échouer sur les bas-fonds de la misère. »

Quoi qu’il en soit de ces prédictions, l’américanisme, pour emprunter un terme juste et qui peint bien cette poursuite obstinée et exclusive de la fortune, n’est qu’une tendance anglaise exportée et intensifiée de l’autre côté de l’Atlantique. L’américanisme est d’origine britannique, et les citoyens du Nouveau-Monde n’ont fait que porter à son maximum de puissance un instinct héréditaire. L’étude de quelques-unes des grandes fortunes industrielles anglaises[1] met en relief cette faculté puissante à laquelle l’humanité est redevable d’importantes conquêtes et de grands progrès, mais dont l’exagération, constituerait, si elle pouvait et devait persister, une redoutable menace pour l’avenir. Elle nous montrera aussi qu’il est d’autres voies pour parvenir au même but ; que la fortune, femme et coquette, comble parfois de ses dons ceux-là mêmes qui, absorbés dans des préoccupations plus hautes, insoucians dès-axiomes de l’humaine prudence, dédaignent ses faveurs et semblent résolument se détourner d’elle.


III

L’amour, « qui perdit Troie, » et qui, avant et depuis, fit faire tant de sottises à tant d’hommes, n’a pas laissé, parfois aussi, d’inspirer de nobles ambitions et de les récompenser. On retrouve souvent l’influence d’une femme dans les grandes choses entreprises et menées à bien. On la retrouve dans l’œuvre, moins prosaïque qu’on ne pense, qui consiste à édifier une gigantesque fortune.

Celui qui fut plus tard sir Henry Bessemer, l’ami d’un des maîtres du monde, l’un des favoris de la fortune, débuta dans la vie sous des auspices plus romanesques que favorables. Il débarqua, nous apprend-il, à Londres, en 1831. « Personne ne m’y connaissait et je n’y connaissais pas une âme. J’étais un zéro perdu dans cette mer d’hommes. » Pour comble de malchance, il avait la passion des inventions ; il était pauvre, naïf et fier. C’était, plus qu’il n’en fallait, semble-t-il, pour le condamner à tout jamais à la misère. Il ne s’en tint cependant pas là, et à vingt ans il devint, par surcroît, amoureux. Ce qui devait achever de le perdre le sauva ; il puisa dans l’affection profonde et partagée de celle qui fut sa

  1. Fortunes mode in business. A series of original sketches, 3 vol. in-8o. Londres, 1887 ; Sampsoa. Low.