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soutenir que la plus grande intensité de vie consiste dans le renoncement à la vie même.

La principale antinomie à laquelle aboutit la morale de la vie, en effet, c’est celle de la durée et de l’intensité. Berlioz met en scène un artiste qui se tue après avoir ressenti le plus haut plaisir esthétique qu’il lui semble devoir éprouver en son existence : dans cette action, dit M. Guyau, il n’y a pas autant de folie qu’en pourrait le croire. « Supposez qu’il vous soit donné d’être pour un instant un Newton découvrant sa loi ou un Jésus prêchant l’amour sur la montagne : le reste de votre vie vous semblerait décoloré et vide. Vous pourriez acheter cet instant au prix du tout… On passe trois jours pour monter à un haut sommet des Alpes ; on trouve que ces trois jours de fatigue valent le court instant passé sur la cime blanche, dans la tranquillité du ciel. » M. Guyau a raison ; mais si on peut, comme il dit, « préférer un seul vers à tout un poème, » c’est pour sa beauté ; si la découverte de Newton ou si la prédication de Jésus sur la montagne valent plus que toute une vie, c’est parce que l’intelligence de Newton et le cœur de Jésus ont, dans un instant sublime, vécu de la vie universelle, brisé les limites de leur individualité, produit par cela même, non pour eux, mais pour l’humanité et le monde, une série infinie de conséquences qui se déroulent et se dérouleront encore dans l’avenir. Il eût donc fallu déterminer quel est ce fond dernier de la vie qui est riche de ce qu’il donne encore plus que de ce qu’il possède ; et ce fond se ramènerait sans doute au pouvoir même de se désintéresser, à la volonté du bien universel. Dès lors, la moralité n’est pas simplement l’intensité de la vie, c’est l’intensité de la volonté tendant à l’universel.

M. Guyau a montré excellemment que la morale future mettra de plus en plus en relief le côté social de l’individu, comme aussi l’indépendance et la valeur croissantes de l’individu dans la société, en un mot l’harmonie du social et de l’individuel dans les profondeurs de la vie. Cette idée aurait pu l’amener à se demander s’il n’y a pas, dans ces profondeurs, qui ne sont plus seulement la vie en général, mais plus précisément la volonté, l’activité de l’être, une unité radicale des deux termes, des deux tendances vers soi et vers le tout, et si cette unité n’est pas un vouloir qui est sans doute le nôtre, mais qui s’étend à tous et au tout, à l’univers.

Quant aux trois « équivalens » psychologiques du devoir dans la doctrine de l’évolution, — activité expansive, intelligence expansive, sensibilité expansive, — ils ne seront jamais pour la moralité que des appuis précieux, mais incertains et à double usage. Sans doute, la solidarité toujours croissante tend à supprimer le conflit de chacun avec tous. Mais cette universalité de l’amour, cette fusion