sont les plus anciennes cours de l’Europe. Or, permettez-moi de vous le dire, celle de Saint-Pétersbourg est bien jeune encore pour aspirer à être, en cette question, une autorité prépondérante. Cette remarque ne peut vous blesser ; elle prouve qu’en peu de temps, votre dynastie a su faire de grandes choses. Mais lorsque les maisons de Bourbon, d’Autriche, de Saxe, accueillent spontanément comme un frère le souverain de la France, comment la Russie éprouve-t-elle des scrupules et soulève-t-elle des questions de paléographie ? Seule de toutes les puissances européennes, elle se met donc en dehors de la règle. Elle s’isole dans une occasion où tous les gouvernemens se réunissent pour resserrer entre eux les liens de bonne intelligence[1]. »
La réplique était mordante, impolitique. M. Drouyn avait le tempérament sanguin ; il ne savait pas toujours contenir l’expression de sa pensée. L’empereur avait lieu d’être plus ulcéré que son conseiller de la blessure faite à son amour-propre, mais il sut garder son sang-froid et rester maître de sa parole.
Le 5 janvier, il reçut l’envoyé de Russie avec une grande solennité. Il prit de ses mains la lettre du tsar, mais au lieu de la passer intacte à son ministre des affaires étrangères, suivant l’usage, car il connaissait son contenu par la copie figurée, il en rompit le cachet. Il la déploya lentement et, après l’avoir parcourue attentivement, il pria M. de Kisselef, de sa voix la plus caressante, de remercier chaleureusement sa majesté impériale de sa bienveillance et surtout du mot : « mon bon ami, » dont elle s’était servie, « car, disait-il, si l’on subit ses frères, on choisit ses amis. »
Un attaché de la légation impériale, M. de Meyendorf, qui assistait à l’audience, m’a raconté un jour que M. de Kisselef, en descendant les escaliers des Tuileries, s’arrêta tout à coup et lui dit en le regardant d’un air troublé, comme un homme aux regrets d’avoir servi d’instrument à une faute : « Décidément, c’est quelqu’un ! » « L’empereur, écrivait M. Drouyn de Lhuys à ses agens, pour expliquer l’acceptation des lettres russes, a pensé que les sentimens personnels de l’empereur Nicolas, dont les lettres de créance du comte Kisselef font foi, et qu’il lui avait exprimés notamment à la veille de son avènement, dans une lettre du caractère le plus intime et le plus amical, lui permettaient de ne pas attacher trop d’importance à une omission de protocole. » C’était clore une laborieuse et dramatique négociation par un jeu de mots.
L’Autriche et la Prusse étaient délivrées d’un grave souci.
- ↑ Les Quatre ministères de M. Drouyn de Lhuys, par le comte Bernard d’Harcourt, ancien ambassadeur.