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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/100

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Il ne faut pas s’attarder ici, nous dit-on ; il faut aller plus loin, plus loin, voir d’autres fleurs plus belles, et monter sur la colline là-bas, où l’impératrice viendra, tout à l’heure, s’asseoir un instant au milieu de nous.

Nous nous engageons donc dans un chemin ombreux, entre une colline boisée de grands cèdres qui font voûte sur nos têtes, et un étang morne rempli de lotus. Les cèdres sont très vieux, très moussus; ils ont des branches retombantes qui s’abaissent beaucoup, jusqu’à traîner sur les pelouses. On dirait un site tout à fait agreste, et voici même une rizière, une vraie rizière (celle que, par tradition antique, le mikado doit chaque année faucher de sa propre main à l’époque de la moisson).

La colline, le plateau où l’on nous conduit, est un parterre entièrement rose de chrysanthèmes, d’où la vue plonge de tous côtés sur les lointains boisés du parc ; le lieu est délicieusement paisible ; on y oublie complètement et on n’y comprend même plus cette ville en fête, qui grouille et joue du gong partout alentour.

Sur les côtés du parterre, dans de hauts kiosques légers, et toujours à l’abri des mêmes longues soies violettes étoilées de rosaces blanches, il y a d’autres expositions de fleurs, — d’autres fantaisies sur les chrysanthèmes, pourrait-on dire plutôt, exécutées par des procédés différens et avec des secrets plus extraordinaires. Ici, ce sont des espèces de bouquets montés, comme ceux que l’on met dans nos vases d’église, mais d’énormes bouquets, gros comme des arbres ; les pieds, au lieu de n’avoir qu’une tige, en ont bien une centaine, disposées avec la plus parfaite symétrie autour d’un tronc central ; et, au bout de chaque branche, il y a une fleur largement ouverte, jamais passée, jamais en bouton, toujours au même point de son épanouissement éphémère : le même jour, évidemment, tout cela, qui a coûté tant de peine, doit se faner et finir. Et chacun de ces chrysanthèmes porte, sur une bandelette de papier, son nom écrit à l’aide de ces caractères savans qui peuvent être lus en deux langues différentes, en chinois aussi bien qu’en japonais; ils s’appellent le dix mille fois saupoudré d’or, la brume de montagne, le nuage automnal.

Trois heures et demie ! Elle est en retard, l’impératrice. Dans certains groupes, on commence à dire qu’elle ne se montrera pas, et je sens une impatience inquiète, moi qui ne me soucie de rien que de la voir. Tout au bord de la colline où nous sommes, j’ai pris poste d’observation, je surveille les lointains des jardins bas, pour ne pas manquer l’arrivée de son cortège, le long de l’étang aux lotus, par l’allée de cèdres qui nous a amenés.

On est d’ailleurs en très agréable situation pour l’attendre, dans ce haut parterre entouré de crépons violets aux armes impériales ;