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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/373

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à gagner des suffrages individuels par des faveurs, des créations de places superflues. Elles cèdent plus à l’arbitraire et à la fantaisie ; sous un régime électif variable et sans contre-poids, les services municipaux dont elles ont l’absolue direction tendent à se transformer en des expériences humanitaires plus ou moins coûteuses et chimériques. Dussent-elles ne pas verser dans ces abus comme Paris et Saint-Ouen aujourd’hui, comme beaucoup d’autres inconnues, il n’en resterait pas moins les grands inconvéniens politiques et sociaux. Il importe de s’élever à une vue synthétique des choses : le côté purement technique ne doit pas seul retenir l’observateur; les conséquences, soit indirectes, soit différées, générales et lointaines, doivent être aussi pesées. La transformation d’une foule de services de l’industrie privée en entreprises publiques ne se peut effectuer sans un certain et regrettable affaiblissement de l’indépendance électorale d’une part et, de l’autre, des habitudes d’association volontaire. La tyrannie du sultan est moins redoutable que la tyrannie d’une paroisse.

Pour résumer ces observations, voici quelques formules dont l’exactitude ne paraît guère pouvoir être contestée : le développement rapide et l’exploitation progressive des grandes œuvres d’utilité publique semblent dépendre surtout : 1° de la force de l’esprit d’initiative libre et des habitudes d’association volontaire; ces conditions ont plus d’importance même que l’abondance des capitaux ; 2° du minimum des formalités administratives requises ; 3° de la bienveillance, tout au moins de l’équité et de l’absence de jalousie des pouvoirs publics de tout ordre envers les sociétés privées et les capitalistes ; 4° là où l’initiative privée est somnolente et où l’intervention du gouvernement est active, du maximum d’esprit de suite et, par conséquent, de stabilité dans le gouvernement, soit général, soit local, et du minimum d’esprit de parti dans l’opposition. Voilà pourquoi certains états à organisme fortement hiérarchisé et puissamment autoritaire, comme l’état prussien, ont pu, avec un moindre dommage pour la communauté, jouer un rôle actif dans la constitution ou l’exploitation des travaux publics. Mais nous, peuples occidentaux, à gouvernemens précaires et changeans, nous ne pouvons prétendre aux avantages d’unité et de continuité d’action d’une monarchie demi-despotique. Conservons au moins les mérites et les bienfaits d’une initiative privée, agile, souple, entreprenante ; sinon, nous perdrons notre bien, sans gagner, comme compensation, celui d’autrui.


PAUL LEROY-BEAULIEU.