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larmes jaillissant de ses yeux. Vous ne vous doutez pas de ce qu’il y a d’horrible à se rappeler qu’on a été la femme d’un homme au moment où l’on se propose de devenir celle d’un autre. Dieu a été cruel pour moi,.. bien cruel.

— Et pour moi?., que croyez-vous qu’il ait été? dit Dering avec un ricanement féroce. Puis, d’un vigoureux mouvement du bras, comme s’il eût rejeté quelque chose qui s’acharnait après lui : — Non, du diable si je mets tout cela sur le compte de la Providence! Que pensez-vous avoir été pour moi, vous?

— Une malédiction, dit-elle tout bas, avec un hochement de tête sagace qui lui fit peur. Oui, je sais que j’ai été pour vous une malédiction, mais je n’ai jamais été votre femme,.. et puis les hommes oublient... Vous êtes jeune ! Songez combien il eût été affreux que je vous eusse épousé et qu’ensuite vous eussiez découvert... ceci !

— Oui, c’eût été désagréable...

Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Dering, mais sa voix, son geste, étaient tranquilles.

— Vous voyez, tout pouvait être pire, reprit-elle. Quand les gens disaient cela autrefois, je n’y trouvais aucun sens ; c’est vrai pourtant. Si je vous avais épousé, c’eût été pire, mille fois.

Il éclata :

— Cependant vous prétendiez m’aimer !

— Et je vous aimais, je vous aimais... Vous n’allez pas croire le contraire? ajouta-t-elle en s’interrompant avec surprise dans sa phrase commencée. Assurément, je vous aimais.

— En vérité?.. fit rudement Dering.

— Dites, vous croyez que je vous ai aimé?.. Vous croyez cela?..

— Je l’ai cru.

— Croyez-le encore... Vraiment je ne suis pas aussi mauvaise que vous le supposez. Il fallait bien vous aimer pour agir comme j’ai agi. N’en avez-vous pas assez de preuves? Je ne puis m’empêcher d’être maintenant ce que je suis, incapable de me sentir triste, ou contente, ou effrayée, ni rien... Vous vous rappelez que je vous ai écrit une fois dans une lettre que je ne sentais plus?.. N’importe, je sais que je vous ai aimé.

— Moi, je crois que vous êtes folle, dit Dering d’une voix étranglée.

— Je voudrais pouvoir le croire, répondit-elle plaintive, mais je ne le suis pas. Cette épouvantable crise m’a laissée comme étourdie, voilà tout ; mon esprit est parfaitement clair. Je comprends que vous deviez me haïr d’abord,.. je ferais de même à votre place... Vous ne pouvez vous en empêcher; aussi je ne vous en veux pas.