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cette indifférence des moyens du salut. Et ils admettent bien que l’incompréhensibilité des mystères soit « une preuve de leur vérité, » mais ils ne croient pas qu’elle suffise, et, persuadés qu’ils sont de n’y pas réussir, ils tâchent pourtant de soulever un coin du voile qui les couvre. Les « libertins » du XVIIe siècle ont donc parfaitement compris que si Descartes était chrétien, c’était, comme eux, du fait de sa naissance et de son éducation, par tradition et par habitude ; et d’autres aussi, comme nous l’allons voir, l’ont compris comme eux et mieux qu’eux. Sans le savoir ou sans le vouloir, cette philosophie nouvelle apportait avec elle un principe nouveau : celui de l’indifférence en matière de religion; et, en vérité, c’est à se demander comment, de notre temps, on a pu s’y tromper?..

Arrêtons-nous ici, car ce sont bien les idées essentielles du cartésianisme, autour desquelles il serait facile de grouper presque toutes les autres. Elles en sont en même temps la partie vivante et féconde. A défaut d’autre preuve, ce serait assez, pour nous en rendre certains, de celles que l’on pourrait tirer de la philosophie particulière de Malebranche ou de Spinosa, dont ces idées, font vraiment l’âme, comme aussi bien de celle de Leibniz. Chacun d’eux, en effet, s’est presque contenté de développer dans son sens, et, autant qu’il était en lui, démettre hors de contestation, quelqu’un des dogmes du cartésianisme. Leibniz a choisi l’idée du progrès ou de la perfectibilité indéfinie de la raison ; Malebranche, de l’idée de l’objectivité de la science, a tiré la doctrine de la vision en Dieu ; Spinosa enfin a mis tout son effort à démontrer dans les premiers livres de son Éthique l’identité fondamentale de l’être et de la pensée; — et l’on peut dire que c’est à travers lui qu’Hegel l’a reconnue dans Descartes. Inversement, ou par contre-épreuve, et négligeant ce que chacun de ces profonds philosophes a mis de lui-même dans le cartésianisme, si l’on cherche ce qu’ils ont tons de commun entre eux et avec Descartes, on trouvera que ce sont encore ces cinq ou six idées essentielles. C’est ainsi qu’ils croient tous à la toute-puissance de la raison, et que cette croyance est à peine limitée chez quelques-uns d’entre eux, comme Malebranche, par la sincérité de leur sentiment religieux ; c’est ainsi qu’ils croient tous au progrès, puisque c’est Spinosa qui a dit que la sagesse était la méditation de la vie ; c’est ainsi qu’ils sont tous optimistes, et c’est Leibniz qui démontrera que ce monde où nous vivons est le meilleur possible. Assurés que nous sommes d’être au cœur de la doctrine, sinon de la connaître tout entière, nous pouvons donc la laisser maintenant à sa fortune, et nous contenter d’en suivre les vicissitudes.