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écrit ni même d’avoir été beaucoup lu, comme ils le furent tous deux, mais encore faut-il nous donner à lire des choses qui se gravent, qui s’enfoncent dans les esprits, qui en prennent possession, si je puis ainsi dire, — et c’est ce que n’ont fait ni les Arnauld ni les Nicole.

Pour ce qui est maintenant de l’influence du cartésianisme au dehors de l’école, c’est-à-dire dans le monde et sur la littérature, il semble bien qu’une seule réflexion pourrait et devrait suffire. C’est que le Discours de la méthode, qui parut en 1637, n’a modifié en aucune façon l’idéal d’art ou de style des écrivains contemporains. Après comme avant Descartes, Balzac et Voiture ont continué d’écrire comme ils écrivaient, d’abonder dans leurs défauts, l’un dans son emphase, et l’autre dans son baladinage ; et ils ont fait école ; et la transformation de la prose française par la substitution du style naturel au style qui s’efforçait avant tout de ne pas l’être, ne date que des Provinciales, c’est-à-dire de vingt ans plus tard. On sait, au surplus, que le style de Descartes, un peu long et traînant, sans relief ni couleur, sans creux, pour ainsi parler, et sans ombres, toujours également éclairé de la même lumière froide et pâle, n’ayant aucune des qualités qui forcent l’attention, n’en avait aucune aussi de celles qui attirent les imitateurs. Et, à ce propos, n’y aurait-il point quelque superstition dans l’admiration que l’on éprouve sans doute, puisqu’on l’exprime, pour le style de Descartes? C’est une question que je ne toucherai point, que je me contenterai d’avoir posée. Mais il y a certainement erreur, on l’a déjà vu, sur le succès du Discours de la méthode et l’on se trompe également sur les imitateurs de son style que l’on croit que Descartes aurait suscités.

A défaut de ses exemples, on veut au moins que ses leçons ou ses principes aient agi sur la littérature de son temps. Les uns donc, parce qu’ils ont trouvé dans une fable de La Fontaine : les Deux Rats, le Renard et l’Œuf, un très bel éloge de Descartes, n’en ont pas demandé davantage, et, si l’on voulait les en croire, ils extrairaient au besoin, des Méditations métaphysiques ou du Discours de la méthode, les Oies du frère Philippe et la Fiancée du roi de Garbe, D’autres, qui se rappellent la règle cartésienne : « Diviser les difficultés en autant de parcelles qu’il se pourra, et qu’il est requis pour les résoudre, » font observer que Bourdaloue, dans ses Sermons, semblerait avoir voulu pousser à bout l’application de cette maxime. Mais, ceux que ne contentent point ces analogies superficielles et qui en cherchent de plus profondes, leur paradoxe n’est-il point jugé quand nous les voyons, pour le rendre probable, obligés de réduire la littérature classique tout entière, aux tragédies de Racine et à l’Art poétique de Boileau?