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s’opposaient à l’expansion commerciale. L’Europe abjurait les haines de race, elle s’en remettait à des arbitrages pour régler les différends, elle consacrait des droits conformes aux aspirations modernes; il semblait que les peuples dorénavant ne connaîtraient plus d’autres rivalités que celles du progrès. « Plus de haines, disait le poète, plus d’intérêts s’entre-dévorant, plus de guerres; une sorte de vie nouvelle, faite de concorde, de lumière, emporte et apaise le monde; la fraternité des peuples traverse les espaces et communie dans l’éternel azur. » Ces rêves, hélas! à peine conçus, ont fait place à la plus accablante réalité. Mais en 1857 ils étaient autorisés, le second empire qui leur avait donné l’essor était à son apogée. Sa diplomatie, fière de représenter un gouvernement fort et pacifique, était recherchée, choyée, écoutée. Les Allemands du Sud, surtout, lui faisaient bon visage ; ils n’avaient pas perdu le souvenir de la confédération du Rhin; ils n’oubliaient pas qu’ils avaient été les protégés de la France, qu’elle les avait émancipés, qu’ils devaient aux principes de 1789 de s’être affranchis d’un passé odieux.

La génération qui avait combattu sous nos drapeaux n’avait pas tout entière disparu. Il se trouvait encore à la cour de Stuttgart de vieux généraux et d’anciens dignitaires qui se rappelaient le grand empereur. S’ils parlaient de nos gloires, ils ne soufflaient mot de nos revers et encore moins de la défection de l’armée wurtembergeoise sur les champs de bataille de 1813. — Le roi, moins que personne, évoquait un passé douloureux; il évitait toute allusion au rôle que, dans ses jeunes années, il avait joué dans la campagne de France. Il est vrai qu’il s’était distingué, dans les rangs de la coalition, par ses exactions et par l’ardeur de sa haine contre Napoléon, bien que sa maison lui dût la royauté et son agrandissement[1].

Le roi Guillaume avait succédé à son père Frédéric, dont la corpulence phénoménale consolait, disait-on, Louis XVIII de son obésité, et dont la fin fut marquée d’un burlesque incident[2]. Il

  1. Il fallait qu’il eût cruellement méconnu les lois de la guerre pour que l’empereur écrivît : « Le prince de Wurtemberg s’est couvert de boue; il a volé et pillé partout où il a passé. » — Henry Houssaye, 1814, p. 53. — Dardenne : « On conseilla à un paysan auquel des soldats allemands venaient d’enlever ses sabots de se plaindre au prince de Wurtemberg. — Je m’en garderai bien, dit-il, car il me prendrait ma blouse. »
  2. Il agonisait, entouré de ses enfans et de ses serviteurs en larmes; la scène était imposante : à la solennité de la mort s’ajoutait celle de la fin d’un règne, lorsque l’un des serviteurs, débordé par l’émotion se laissa choir dans un fauteuil à musique. Le ressort partit aussitôt, et l’air favori du souverain : « Bon voyage, monsieur Dumollet ! » s’unit comme une fanfare diabolique aux prières et aux cantiques des assistans consternés. Au tragique se mêlait le burlesque : c’était passer étrangement de vie à trépas.