Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de riantes collines couvertes de vignes[1], dominée par les sommets de la Forêt-Noire, avait bien l’air d’une résidence royale, aimable et poétique, avec ses belles rues, son magnifique parc et son grand château surmonté d’une immense couronne[2]. Élégante et paisible d’habitude, à ce moment elle ressemblait à une ville prise d’assaut; c’était une fourmilière humaine, égayée par les riches et pittoresques costumes du Schwartzwald. Il semblait que toute la population agricole du Wurtemberg eût déserté les champs pour assister aux fêtes de la capitale. Des pasteurs luthériens et des musiciens accourus de tous les coins de l’Allemagne pour participer les uns à un congrès religieux, les autres à un festival, ajoutaient à l’encombrement général. Les Français étaient rares; ils voyageaient peu à cette époque[3]. La presse n’était représentée que par quelques correspondans de journaux semi-officiels. Le reportage ne s’était pas encore introduit dans nos mœurs, et le monde ne s’en trouvait pas plus mal.

Le tsar était taciturne; on voyait qu’il lui en coûtait de se trouver en face du vainqueur de Sébastopol. L’attention ne se reportait pas sur lui ; il n’était pas habitué à un tel effacement. Tout disparaissait devant Napoléon III. Le roi lui-même ne jouait qu’un rôle secondaire dans les fêtes dont il était le prétexte plus que l’objet. Les rapports des deux empereurs s’en ressentirent ; ils furent réservés, compassés jusqu’à la veille de leur séparation. On était venu pour se concerter, et tout faisait craindre qu’on ne se quittât mal impressionné et sans rien conclure.

Le comte Walewski et le prince Gortchakof s’appliquaient à dissiper les nuages; ils poursuivaient l’un et l’autre, avec une égale ardeur, une intime entente qui devait permettre à la Russie de se réconcilier avec les stipulations de la paix de Paris, et à la France

  1. Un proverbe dit : « Si l’on ne cueillait à Stuttgart le raisin, la ville irait se noyer dans le vin. »
  2. Il rappelle par l’architecture et les proportions celui de Compiègne. Il a été commencé, en 1746, par le duc Charles, et terminé en 1806. Il contient, dit-on, autant de chambres qu’il y a de jours dans l’année. Le parc s’étend depuis le palais jusqu’à Canstadt.
  3. Parmi les Français de marque attirés à Stuttgart se trouvaient un savant distingué, M. Daubrée, aujourd’hui membre de l’Académie des Sciences, M. Ernest André, le banquier, et un homme d’une rare distinction et d’un beau caractère, le comte Paul de Ségur, alors président du chemin de fer de l’Est. Alexandre Dumas, de passage à Bade, disait à un de ses amis : « Je vais à Stuttgart et j’y serai le troisième empereur! » De nombreux joailliers étaient venus de Paris, de Vienne et d’Amsterdam avec des assortimens de pierreries. On avait apporté entre autres un diamant célèbre : l’Etoile du Sud, qui avait figuré à l’exposition de Londres.