Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/585

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

orné de peintures anacréontiques, où, à ses heures, il oubliait, comme les califes des Mille et une Nuits, les soucis de sa couronne.

Il y eut aussi un grand gala au théâtre. On avait monté avec somptuosité plusieurs opéras nouveaux, la Bohémienne de Balfe, entre autres[1]. L’empereur était réfractaire à la musique ; il subit la Bohémienne mais sur son désir, et au désespoir de l’intendant, le baron de Gall, on dut modifier le répertoire, et remonter hâtivement le Freyschütz avec des doublures et de méchans décors, démodés, fripés. Il avait un faible pour Robin des bois ; la chasse magique avait frappé son imagination dans son enfance ; il voulait la revoir en Allemagne, avec la saveur du terroir, et faire revivre à Stuttgart les impressions qu’il avait ressenties à Augsbourg.

C’est chez la reine des Pays-Bas qu’il se recueillait et se reposait de ses fatigues officielles. La reine Sophie venait à Stuttgart, tous les automnes, passer quelques semaines chez le roi son père. « Ce sont mes vacances, » disait-elle en soupirant, car elle n’était pas heureuse à La Haye[2]. Je dois aux occasions de l’approcher, que souvent elle daignait m’offrir, d’avoir pu tracer d’elle un portrait

  1. On dînait à quatre heures dans les cours allemandes, le spectacle commençait à six heures et finissait à neuf heures.
  2. Il existait entre le roi des Pays-Bas et la reine Sophie une profonde incompatibilité d’humeur. Le roi. cherchait à divorcer, et, pour se débarrasser de sa femme, il la soumettait à d’humilians traitemens ; mais, pour rester sur le trône, elle endurait toutes les mortifications. Son père envoya un de ses ministres, le baron du Hugel, à La Haye, pour tâcher de rétablir l’harmonie dans le ménage; il n’y réussit pas. Ce fut M. de Kock, le chef du cabinet du roi de Hollande, frère de Paul de Kock, le célèbre romancier, qui parvint, à force de tact et de persévérance, non pas à opérer une réconciliation, mais à établir du moins un modus vivendi. Le roi ne s’y prêta que de mauvaise grâce, et lorsque, dans les solennités publiques, il était forcé de donner le bras à la reine, il ne manquait jamais de tourner la tête pour manifester l’antipathie qu’elle lui inspirait. La reine parlait de M. de Kock avec reconnaissance; il rendait sa vie tolérable. C’est grâce à lui qu’elle obtenait l’autorisation de paraître aux Tuileries. Elle adorait Paris; chaque jour, dans l’hôtel de la rue de l’Elysée, que l’empereur mettait à sa disposition, elle recevait, de quatre à sept heures, tous les hommes marquans dans la politique, les lettres et les arts, sans distinction d’opinion. Elle trouvait moyen de concilier l’affection très sincère qu’elle portait à l’empereur avec le goût marqué qu’elle avait pour M. Thiers. Voici ce que j’écrivais à ce sujet dans mon journal à la date du 4 novembre 1858 : « La reine m’a fait écrire par Mlle de Zuylen qu’elle désirait me voir. Après avoir conversé de choses et d’autres, elle m’a dit : « Décidément, Thiers ne viendra pas à Stuttgart; il me l’avait cependant bien promis. C’est un manque de galanterie dont je le ferai pâtir. Je sais qu’il attache beaucoup de prix à mes lettres, je ne lui répondrai pas. Il est toujours très monté contre le gouvernement impérial; aussi me suis-je donné, ce printemps, le plaisir de le faire enrager en lui disant que la France était en pleine prospérité et que tout allait à merveille. — « Mais pas du tout, m’a-t-il dit, d’un ton courroucé, nous en causerons ce automne.» s’il ne vient pas, j’en conclus que l’empire se porte mieux encore que je le lui disais. «