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cela de l’Egypte, aujourd’hui qu’elle en est criblée, c’est tout dire.

La décadence de ce pays date du khédiviat d’Ismaïl-Pacha. Ce prince, dissipateur et orientalement voluptueux, voulut faire trop grand. L’appui qu’il continua à prêter à M. de Lesseps, les palais qu’il fît construire et qui sont des merveilles, le pont tournant sur le Nil, les boulevards de l’Ismalieh rappelant nos vertes avenues du Ranelagh, un théâtre somptueux, l’allée des Pyramides, bordée d’acacias[1], et qui fut créée pour plaire à l’impératrice Eugénie, des voies ferrées, le jardin de l’Esbekieh avec son bel étang, ses figuiers, ses pagodes et ses massifs d’hibiscus toujours flamboyans, témoignent de la magnificence de ses idées et de ses goûts.

Ne pouvant plus, comme son père Ibrahim, guerroyer autant qu’il l’eût voulu, Ismaïl sema l’or en prodigue qu’il était, espérant, par ses largesses et le faste inouï de son hospitalité, conquérir une indépendance absolue vis-à-vis de la Sublime-Porte. Il eût dû réfléchir qu’à cette délivrance tant souhaitée s’opposaient les traités de 1848, qui fixaient une limite à l’ambition des héritiers de Méhémet-Ali, et l’insuffisance d’une armée qui ne pouvait dépasser le nombre dérisoire de 16,000 hommes; 16,000 soldats, quand Méhémet-Ali en avait commandé plus de 100,000 ! Ismaïl-Pacha n’en avait pas moins vu se terminer, en 1874, grâce à la coopération de Samuel Baker et d’autres officiers de fortune, la conquête de vastes régions comprises entre l’Equateur et le dix-huitième degré de latitude nord, régions aux limites sablonneuses, mal définies, mais qui, en prenant le nom de Soudan égyptien, portèrent l’étendue du territoire khédivial à 2,250,000 kilomètres carrés. Ce fut encore Ismaïl-Pacha qui, de 1869 à 1875, soumit une partie de la côte de Somâl sur le golfe d’Aden ; il prit Zeilah, Berberah et atteignit jusqu’au cap inhospitalier de Gardafui, si fécond en naufrages. Poussant dans la direction du nord-ouest de l’Abyssinie, cette Suisse africaine, il y avait subjugué les pays indépendans des Bogos, des Bazen et des Gallabat. Triomphes éphémères ; depuis cette époque, les prédications du Madhi, la chute de Khartoum, la destruction entière de l’armée du général anglais Hicks, ont réduit à néant ces brillantes conquêtes.

En dix ans de règne, Ismaïl-Pacha avait su emprunter 3 milliards de francs. On a pu, paraît-il, pièces en main, reconstituer l’emploi d’une partie de cette somme, mais il est resté un reliquat de 700 à 800 millions dont l’usage n’a jamais pu être justifié. L’ex-khédive conquérant, qui, après bien des fortunes diverses, est venu piteusement s’échouer sur les rives du Bosphore, pourrait bien ne pas pouvoir le dire lui-même. La facilité avec laquelle il s’était procuré

  1. L’acacia Lebbek, au feuillage d’un vert sombre.