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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/699

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en ce moment ce qu’il m’avait annoncé il y a cinq ans ; je m’étais efforcé de le faire connaître à Vienne et à Berlin, mais on ne m’a pas cru. Que ne doit-on pas attendre d’un despote construit comme Louis-Napoléon, qui n’a pas un ami, qui a derrière lui un vilain passé, devant lui un avenir trouble et sombre? » Pourtant ce despote d’un vilain passé avait fait représenter Santa-Chiara au Grand-Opéra de Paris. Les musiciens et les petits princes sont ingrats.

A quelques années d’intervalle, le duc Ernest a porté des jugemens bien différens sur le malheureux empereur Napoléon III; après l’avoir beaucoup loué, il l’a jugé fort sévèrement. En revanche, après avoir traité l’heureux chancelier de l’empire allemand d’homme redoutable et dangereux, il le proclame avec raison un très grand homme d’état. A la vérité, il cherche à se persuader qu’il l’a toujours tenu pour tel. Il raconte que, dès 1859, comme on se plaignait à Berlin de n’avoir pas un véritable ministre des affaires étrangères, il se joignit au président du conseil, le prince de Hohenzollern, pour recommander au prince-régent le délégué de la Prusse à Francfort, dont les talens, les rares connaissances, le courage, lui semblaient offrir toutes les garanties requises. Le futur empereur Guillaume répondit qu’avant de prendre la direction des affaires étrangères, M. de Bismarck devrait se transformer complètement, que s’il ne changeait pas, il mettrait tout sens dessus dessous. — « Ce n’est pas moi, dit encore le duc, c’est mon frère qui jadis eut le tort de médire de M. de Bismarck » Mais M. de Bismarck a bonne mémoire, et sans doute il se souvient que, le 22 août 1860, il écrivait de Saint-Pétersbourg que la presse à la solde du Nationalverein le poursuivait de ses invectives et de ses injures, et le déclarait prêt à sacrifier les provinces rhénanes à la France. « On m’indique, disait-il, comme source de ces calomnies la cour de Cobourg et un littérateur qui a une dent contre moi[1]. »

Quoi qu’il en soit, le duc ne peut nier qu’en toute matière, ses vues ne fussent diamétralement opposées à celles du grand homme d’état qui a fondé l’empire allemand. En 1854, il désirait que le roi Frédéric-Guillaume IV s’unît à l’Autriche contre la Russie, et M. de Bismarck pensait que le premier devoir de son souverain était de rester en de bons termes avec les Russes. En 1859, le duc aurait voulu que la Prusse déclarât la guerre à la France, et M. de Bismarck jugeait qu’elle ferait une faute énorme en se brouillant avec l’empereur Napoléon pour les beaux yeux du cabinet devienne. Il avait décidé dès ce temps que, jusqu’à nouvel ordre, elle n’avait pas d’autre ennemi naturel que l’Autriche. « Étant donnée la politique autrichienne, avait-il écrit en 1856,

  1. Fürst Bismarck, sein politisches Leben und Wirken, von Ludwig Hahn, 1er vol., page 55.