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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/712

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extraordinaire. Voulez-vous des manifestations donnant rendez-vous à tous les agitateurs, jouant à pile ou face la paix publique ? On vous en promet une pour demain, le conseil municipal en tête, autour du tombeau du représentant Baudin, — et, pour celle-là, elle sera ce qu’elle pourra. Voulez-vous voir enfin sous une forme ou sous l’autre les institutions avilies, les hommes déconsidérés, les lois dédaignées ou impuissantes, les garanties de l’état et du parlement compromises, la paix civile menacée ? Tout se réunit à cette heure peut-être unique où nous sommes, et tout cela n’a qu’un nom : c’est la faillite d’un régime qui s’est ruiné de ses propres mains en ruinant tout ou en laissant tout ruiner autour de lui, qui a conduit le pays à ce point où rien n’est possible et où tout est possible, où la force peut être appelée un jour ou l’autre à dire le dernier mot d’une situation si étrange.

C’est bien certain, nous vivons dans une atmosphère malsaine, dans des conditions louches et troublées où la déconsidération des hommes va de pair avec l’avilissement des institutions et des lois, avec l’affaiblissement du sens moral. Tout décroît, et ce bizarre incident qui vient de se produire, ce livre indiscret et puéril d’un député jusqu’ici inconnu, qui a mis le feu partout, n’est évidemment pour sa part qu’un symptôme. Par lui-même, le livre de M. Numa Gilly, puisque ainsi il S’appelle, n’est qu’un ramassis banal et répugnant d’accusations légères, d’anecdotes suspectes et d’assertions sans preuves. Ce radical vertueux et effarouché, tonnelier de son état, maire de Nîmes et député par occasion, par une fantaisie du suffrage universel, censeur public par vocation, est plein d’ingénuité. Il croit tout ce qu’on lui dit, tout ce qu’il entend, tout ce qui se répété peut-être à demi-voix dans les conversations de couloirs, même ce qu’il aura lu dans quelque lettre anonyme. Il fait collection de bruits diffamateurs contre ses collègues, contre la toute-puissante commission du budget en personne. Il met le monde en rumeur, et comme par un fait exprès des répressions décousues, incohérentes, gauchement engagées ou maladroitement poursuivies ne servent qu’à entretenir, à propager le scandale. Non, sans doute, le livre de M. Numa Gilly ne prouve rien contre les hommes ; mais il marqué la température morale du jour. Il donne à sa manière la mesure d’un temps où ces déshonorans débats en viennent à ne plus être une exception et entrent communément dans la vie publique. Voyez le malheur ! La plupart de ces accusations n’ont probablement rien de fondé ; et cependant on finit par s’y accoutumer, par croire tout au moins qu’il doit ou qu’il peut y avoir quelque chose de vrai, — comme on croit au coup d’état de M. Floquet, sans que M. le président du conseil y ait vraisemblablement songé. Nous sommes au moment où l’on croit à tous les trafics et aux coups d’état ! C’est la caractéristique du jour. Ce triste livre de M. Numa Gilly n’a d’autre valeur que de dévoiler cet indéfinissable et dangereux état,