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lui faudrait un homme jeune, très aimable, bon danseur, joli meuble de salon, enfin un de ces hommes « qui savent par les femmes le secret des maris. » Le plaisant, c’est qu’on finit par lui envoyer son fils. Ce ne fut pas intentionnel. Il n’est que le hasard pour avoir de ces traits d’esprit. — Et voilà bien des contrastes; il faut tâcher de voir comme ils se sont unis et accordés dans un seul homme.


I.

Il me semble qu’il faut dans Joseph de Maistre étudier le théoricien politique avant le philosophe et le théologien ; car il paraît bien, même à première vue, que c’est le philosophe et le théologien qui se sont modelés sur l’homme politique, et que peut-être sa philosophie et sa religion ne sont que des formes et des développemens de sa politique. Remarquez au moins que c’est par des réflexions politiques qu’il a commencé. Considérations sur la révolution française, voilà son livre de jeunesse, et tous ses autres livres sont les ouvrages de son âge mûr. Une foi de sentiment et d’éducation sur laquelle il semble ne pas encore réfléchir, un système politique très modifié et très creusé, voilà sa jeunesse ; — un système politique qu’il continue d’élaborer et un système religieux qu’il commence à méditer et à approfondir, et sur lequel, probablement, je ne dis encore que probablement, son système politique depuis longtemps arrêté a dû avoir son influence, voilà le milieu et la fin de sa vie. Commençons donc par voir ce qu’il a pensé en politique, sans trop craindre de nous tromper en nous réservant d’étudier sa philosophie, comme une sorte de prolongement de ses idées sociales.

Joseph de Maistre a une place à part dans la classification des théoriciens politiques et même tout simplement, parmi les hommes qui se mêlent à la vie nationale : c’est quelque chose comme un patricien qui n’est pas aristocrate ; et cela lui fait une originalité complexe qui est très curieuse à examiner.

C’est un patricien. Il l’est de naissance. Il est né avec le mépris du peuple et le sentiment qu’il n’en est pas, qu’il n’en a jamais été, même avant de naître. Sa famille est ancienne, connue, honorée, noble, plus que noble, car elle appartient à la magistrature héréditaire. Le sentiment patricien est plus fort dans une magistrature héréditaire ou dans un clergé héréditaire que dans une noblesse. On sent là qu’on est plus qu’une classe, qu’on est une caste; qu’on est non-seulement noblesse ancienne, mais savoir accumulé, habitude accumulée de juger, de diriger, d’éclairer, de faire penser les hommes, corps gardien d’un certain nombre de règles et de rites mystérieux, indéchiffrables au vulgaire et dont il dépend,