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raison, sans provocation comme sans profit cherché, l’injustice pour l’injustice même et pour le plaisir d’être injuste, ou plutôt parce qu’il faut que l’injustice soit, on ne remarque pas assez qu’elle est infiniment en honneur dans l’humanité. C’est une de ses pensées maîtresses. Les sacrifices, les victimes sanglantes, ont toujours été considérés par les hommes comme des hommages à la loi mystérieuse qui préside aux destinées du monde. Ils ont toujours cru qu’il ne suffisait pas de tuer par besoin ou par passion ; tuer un animal pour le manger, tuer un homme pour le punir ou s’en défendre, c’est la loi du meurtre exécutée, ce n’est pas la loi du meurtre honorée ; c’est la soumission, ce n’est pas l’adhésion à la loi du meurtre ; c’est un meurtre mêlé de mobiles impurs ; c’est un meurtre insuffisamment volontaire ; ce n’est pas le sang versé pour qu’il le soit. Le sacrifice, c’est le meurtre idéal inspiré par la seule pensée de faire ce qui se doit, de s’associer à la loi suprême qui nous régit tous ; c’est un acte de foi au meurtre, c’est le sang versé comme une prière. Tous les hommes ont cru cet acte de foi nécessaire et l’ont religieusement accompli. Tous les peuples ont eu des sacrifices sanglans, et tous, aussi, poussés par une invincible logique dont ils ont accepté les conséquences, ont compris que la conclusion nécessaire de cette conception était le sacrifice humain. Tous ont pensé qu’en certaines circonstances, dans l’incertitude si la loi du meurtre humain était suffisamment satisfaite, il convenait de la proclamer solennellement, en la réalisant sans contrainte. — C’est une barbarie effroyable ! — Il est possible; mais comment voudrait-on que les hommes reconnussent la loi universelle autrement qu’en s’y associant ? Et qu’ils s’y soient toujours associés de cette façon, c’est une preuve qu’ils la voyaient telle. L’injustice, c’est la loi sociale, c’est la loi internationale, c’est la loi terrestre : voilà ce que les hommes voient. Or toute pensée religieuse étant la confession de la loi, et tout acte religieux l’exécution volontaire et désintéressée de la loi, sans autre motif que de la satisfaire, que voulez-vous qu’ils pensassent, sinon que l’injustice absolue était un acte religieux? Et qu’ils l’aient pensé et qu’ils aient agi en conséquence, c’est à la fois le signe éclatant qu’ils voyaient le monde ainsi organisé, et une preuve qu’il est organisé ainsi, puisque la même loi se retrouve dans la nature, dans les sociétés, dans la société, dans les religions, et comme dans la conscience des peuples.

Autre aspect de la même question, ou raffinement, si l’on veut, de la même idée : qu’un innocent soit sacrifié pour que la loi du meurtre ne risque point de languir parmi les hommes, cela est dans l’ordre, puisque c’est injuste; mais cet innocent n’est innocent qu’en ceci qu’on ne sait pas s’il est coupable ; c’est n’importe qui;