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on avait commencé à faire usage, en Angleterre, d’ornières en bois pour faciliter la traction et le transport des produits des mines. Ces bois creusés s’usant rapidement au frottement des roues, on leur substitua plus tard des ornières en fonte d’abord, puis en fer. On ne connaissait d’ailleurs d’autre mode de traction que celui des chevaux.

Edward Pease entreprit de substituer notre rail actuel à l’ornière usitée, retournant ainsi les termes du problème, la roue formant ornière et s’emboîtant sur le rail. Ses calculs, minutieusement établis, ne lui laissaient d’ailleurs aucun doute sur l’avantage de cette modification, non plus que sur le rendement des mines et les bénéfices que devait donner leur exploitation; mais, ainsi que tous ceux qui sont en avance sur leur temps, il eut beau expliquer ses plans et ses devis, le public n’y voulut rien entendre. Le tracé qu’il avait adopté traversait d’ailleurs la partie la plus giboyeuse des terres de lord Darlington, depuis duc de Cleveland. Pareille atteinte à l’un des privilèges les plus estimés de la haute aristocratie anglaise était de nature à créer un précédent fâcheux ; aussi le bill présenté au parlement par Edward Pease, et autorisant la création de la ligne projetée, fut-il écarté à une grande majorité. Earl Grey raconte[1] qu’il vit un jour le lord-chancelier Eldon agenouillé, pendant la prière qui précédait la séance de la chambre des lords, et fort occupé, croyant n’être pas observé, à modifier, crayon en main, un acte du parlement sur lequel les lords allaient être appelés à statuer. Ce bill n’était autre que le premier bill autorisant la construction du premier chemin de fer. Lord Eldon n’ignorait pas que les lords seraient intraitables en ce qui touchait leurs remises de gibier, et qu’aucune considération d’utilité publique ne les déciderait à en faire le sacrifice.

Edward Pease se résigna, modifia son tracé, réussit, à l’aide de quelques parens et amis, à constituer sa compagnie, et obtint enfin, en 1821, la concession qu’il sollicitait. Elle était à peine votée qu’il vit arriver à Darlington un homme jeune, de taille élevée, déjà un peu voûté, et embarrassé de manières. Son accent rude et son dialecte barbare, dont il ne se défit jamais complètement, décelaient un habitant du Nord. Ce visiteur inconnu n’était autre que George Stephenson, le grand ingénieur, alors à ses débuts, et que sa bonne fortune amenait auprès de l’homme le mieux à même de le comprendre et de le tirer de pair. Stephenson venait plaider, auprès du promoteur de la ligne nouvelle, la cause de sa locomotive, construite par lui en 1812, améliorée et perfectionnée depuis,

  1. Hayward’s biographical Essays.