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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/215

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parlementaire, il a commis le péché de vaine gloire et de superbe. Il aimait à s’étaler, il faisait à l’univers les honneurs de son moi. Il disait sans cesse : Mes opinions, mon parti, mon programme. Il dit aujourd’hui : Mon gouvernement, ma volonté. En 1861, M. Bonghi écrivait dans l’un des principaux journaux de Milan : « vous ne pouvez vous imaginer avec quelle arrogance Crispi parle de lui. Il traite d’ignorant quiconque se permet de le contredire ou de l’interrompre. Il a la prétention de dire des choses que personne n’a jamais dites, de répandre sur toutes les questions une lumière éblouissante dont il a seul le secret, de résoudre des problèmes que personne n’a résolus avant lui. Il s’étonne continuellement de son génie, de sa propre grandeur, de l’abondance et de la rapidité de ses pensées ; telle idée qui lui vient d’inspiration, un autre se creuserait cent ans la tête pour la trouver. Cela prouve que l’orgueil est une créature qui naît par une sorte de génération spontanée, sans père ni mère. »

L’orgueil natif de M. Crispi se trahit quelquefois par des épanchemens dont la candeur fait sourire. En 1876, dans l’allocution qu’il prononça en s’installant dans son fauteuil de président de la chambre, il se compara gravement à l’Etna, qui sent bouillonner dans son sein des ruisseaux de lave ardente, et dont le sommet se revêt de frimas et d’une neige qui ne fond jamais. « Comme l’Etna, ajoutait-t-il, j’unis le froid au chaud, et le repos aux tempêtes. J’ai la fibre irritable, l’âme brûlante, mais j’ai appris à me posséder, et ma ferme et calme volonté réduit mon cœur à l’obéissance. » Quand on se compare à l’Etna, quand on se croit d’aussi haute taille que l’une des plus hautes montagnes de l’Europe et un être aussi extraordinaire qu’un volcan neigeux, on n’est pas disposé à se mettre à la remorque de personne, et on manque de ce liant, de cette modestie, de cette souplesse d’humeur qui rendent les commencemens plus faciles. Richelieu lui-même et M. de Bismarck se contentèrent d’abord des seconds rôles. M. Crispi les dédaigna toujours, il les considérait comme indignes de lui ; mais les Italiens sont excusables d’avoir hésité longtemps à le tenir sur sa parole pour un de ces aigles qui ne respirent à l’aise que sur les cimes. On peut dire sans lui faire injure que, pour qu’il arrivât à la première place, il a fallu que l’axe de la politique se déplaçât, que le pouvoir échappât pour toujours à la droite, que M. Depretis mourût et que la gauche ne fût pas riche en hommes de gouvernement.

S’il a fallu du temps à M. Crispi pour se mettre en crédit et pour vaincre les préventions défavorables du parlement, il lui en fallut davantage encore pour triompher des préjugés de la cour et du souverain. « Son orgueil et son courage, nous dit son biographe, M. Riccio, qui l’admire beaucoup et le compromet quelquefois, ont inspiré des inquiétudes en haut lieu pendant bien des années. On le regardait