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nous accepterons dans le roman, que même nous y mettrons au compte, si l’on veut, d’une observation plus pénétrante et plus impartiale (puisqu’elle sera plus désabusée) jamais dix-huit cents spectateurs ne s’y résigneront. Toujours il leur faudra ce qu’on appelle des personnages sympathiques. La raison n’en est-elle pas bien évidente et bien simple ? C’est que, le plaisir du théâtre étant une forme du plaisir de vivre, et de vivre en société, le théâtre ne saurait s’accommoder d’une esthétique dont le premier mot est la négation ou la dérision de ce plaisir lui-même. Comme tous les plaisirs collectifs, et comme, par exemple, le plaisir du monde, le théâtre tend en quelque sorte à reconstituer tous les jours, au moyen de la sympathie, une société que les plaisirs égoïstes, que la perversité des instincts naturels, que l’âpreté de la concurrence vitale tendent inversement, et perpétuellement, à dissoudre. Son rôle est de toucher ce qu’il y a de plus humain en nous, ce qui nous rend tous étroitement solidaires les uns des autres, ce qui nous ramène, par-delà les distinctions extérieures, à l’égalité naturelle ; — et voilà pourquoi la sympathie en est l’âme. Le moins qui puisse arriver à un drame dont tous les personnages nous seraient diversement mais également antipathiques, c’est de nous ennuyer ; c’est ce qui est arrivé à Germinie Lacerteux ; et c’est ce qui arrivera sans doute à toutes les pièces qu’un naturaliste s’avisera de concevoir ou d’exécuter sur le même modèle. Il pourra facilement aussi lui arriver de nous indigner, et nous aurons raison dans notre indignation, et M. de Goncourt, ou Antoine, le directeur du Théâtre Libre, auront tort de nous traiter « d’imbéciles » ou de « gueux. » Car c’est eux qui auront voulu faire du théâtre sans y rien connaître, ou trop peu de chose, et ils ne pourront s’en prendre de notre indignation qu’à eux-mêmes.

Si je ne craignais d’abuser de la patience du lecteur, et que l’on ne me reprochât, en parlant si longuement de Germinie Lacerteux, d’en exagérer l’importance, j’en aurais encore bien des choses à dire. Ce que, par exemple, de certaines scènes ont d’odieux ou de répugnant en elles-mêmes, beaucoup plus que de pittoresque, comment M. de Goncourt ne s’est-il pas aperçu que, si le langage qu’il prête à ses personnages en accroissait l’effet, c’était, je ne dis pas aux dépens du bon goût ou du respect qu’un écrivain doit à ses spectateurs, mais aux dépens de la nature et de la vérité ? Car enfin, cet argot qu’il leur met dans la bouche n’est pas la langue naturelle de ses personnages ; ce n’est pas ainsi qu’ils parlent couramment, mais seulement pour se distinguer ; et, quand ils sont grossiers, c’est justement alors qu’ils croient faire ce que dans un autre monde on appellerait de l’esprit. Je ne dis rien de l’inconvenance qu’il y a, sous quelque prétexte que ce soit, à réunir dix-huit cents personnes, pour leur faire entendre