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aux âmes naïves capable de vaincre toutes les résistances ! Un écrivain brillant, Michel Chevalier, conviait l’état à « diriger la société vers le bien et à la préserver du mal. » Il avait, sans doute, plutôt en vue le bien et le mal matériels. Mais, allant plus loin, les théoriciens allemands affirment que l’état doit être de plus en plus pénétré de a l’idée sociale. » Ils se représentent le grand homme comme celui qui exprime le plus complètement l’esprit de son temps : den Geist seiner Zeit zum vollen Ausdruck bringt. Et l’état leur apparaît comme le grand homme par excellence, l’être merveilleux dont les conceptions peuvent immédiatement se traduire en volontés et les volontés en actes. C’est à lui qu’échoit la tâche formidable de pétrir la société conformément à « l’idée. »

L’idée, l’idéal, mots fascinateurs qui devraient peut-être moins subjuguer les esprits dans un siècle dont toute la doctrine scientifique repose sur la croyance en l’évolution, c’est-à-dire en un développement lent, spontané, presque uniquement instinctif ! Il est écrit que les politiciens et les théoriciens politiques de notre siècle tourneront le dos à la doctrine qui prévaut aujourd’hui dans les sciences. La sagesse vulgaire a découvert et répété sans cesse que l’enfer est pavé de bonnes intentions ; elle ne semble pas encore s’être aperçue que la plupart des grandes fautes politiques se rattachent à la poursuite par l’état d’un idéal social, à sa prétention de « diriger la société vers le bien et de l’écarter du mal. » Les persécutions des empereurs romains contre les chrétiens, le tribunal de l’inquisition, les excès des anabaptistes, le despotisme de Calvin ou de Knox. la Saint-Barthélémy, la révocation de l’édit de Nantes, les crimes de la révolution, tous ces méfaits, dont l’histoire frémit et dont nous souffrons encore, ont eu pour artisans non pas seulement la perversité ou l’égoïsme des hommes d’état, mais la croyance qu’ils possédaient la vérité absolue et qu’il était de leur devoir de lui soumettre le genre humain.

Aujourd’hui, l’état ou ceux qui le représentent ont-ils un meilleur critérium du vrai et du bien ? Ne sont-ils plus exposés à l’erreur ? Après les développemens où nous sommes précédemment entré et les constatations que chacun peut faire, il semble que la réponse ne soit pas douteuse. Pas plus que leurs prédécesseurs, les hommes qui, en tout pays, détiennent l’état moderne, qui parlent en son nom et commandent ou punissent en son nom, ne se trouvent dans des conditions mentales qui facilitent la recherche, la découverte et la propagande de la vérité absolue. Les hommes d’état, depuis le ministre le plus célèbre jusqu’au plus obscur politicien de village, sont, pour les neuf dixièmes, des hommes d’action ; leur cerveau n’est pas fait pour l’étude patiente et minutieuse ;