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veut dire qu’il devint avocat ; ce fut l’époque de sa plus grande dissipation. Il entra plus tard dans les fonctions publiques, et les parcourut avec succès. Les termes dont il se sert pour désigner les dignités dont il fut honoré sont un peu vagues ; ils laissent pourtant entendre qu’il gouverna quelque province, probablement en Espagne, et qu’il remplit ensuite une charge de cour. C’était pour ce provincial une assez brillante carrière. On comprend que, dans cette haute situation, les plaisirs et les affaires ne lui aient guère laissé le temps de songer à ses devoirs de chrétien. Faut-il croire, comme il s’en accuse humblement, « qu’il se soit vautré dans les ordures et la boue du péché ? » La métaphore est un peu violente ; mais nous savons qu’il est de règle que, dans ces sortes de confessions i publiques, les pénitens exagèrent leurs fautes, et qu’il ne faut pas prendre leurs invectives à la lettre. Peut-être veut-il dire simplement qu’il a trop cédé aux charmes de la vie mondaine. Quoi qu’il en soit, l’âge ranima chez lui la dévotion qui n’était qu’assoupie. Il est probable aussi qu’une disgrâce qu’il n’avait pas méritée, et qui le mit en péril, acheva de le dégoûter du monde. Il en sentait déjà le néant ; il en vit les dangers, et prit la résolution de le fuir. De tout ce qu’il avait aimé, il ne garda que son goût pour la poésie ; il crut pouvoir l’emporter avec lui dans sa retraite et le consacrer au Seigneur. « Si je ne puis honorer Dieu par mes actions, disait-il, je veux au moins le célébrer dans mes chants. » Voilà quelle est l’origine du volume qu’il offre au public.

Ces vers n’étaient pas sans doute les premiers que Prudence eût écrits : rien n’y trahit un débutant. On y trouve, au contraire, une abondance et une facilité qui supposent un long exercice. Il est probable qu’au sortir de l’école il s’était amusé, comme Dracontius et tant d’autres, à ces matières mythologiques qui étaient alors à la mode, et peut-être est-ce là une de ces fautes dont il s’accuse avec tant d’amertume. Dans tous les cas, les vers profanes n’ont pas été conservés ; nous n’avons plus que les vers dévots.

L’œuvre de Prudence, à la prendre dans son ensemble, se divise en deux parties fort distinctes, qui durèrent à la fois par les sujets qu’il traite et les mètres dont il s’est servi : l’une contient ses poésies lyriques, l’autre ses poèmes didactiques et dogmatiques, qui sont tous écrits en vers hexamètres. De ces deux catégories d’ouvrages, M. Puech semble préférer la seconde. Il est sûr qu’elle est plus conforme aux traditions laissées par les grands classiques ; elle les suit de plus près, elle rappelle davantage Lucrèce et Virgile, elle dépayse moins l’esprit accoutumé à l’étude de l’art ancien. J’avoue que c’est précisément la raison qui me fait mieux aimer l’autre : Prudence y est original par nécessité ; comme il avait moins de modèles à suivre, il a plus tiré de lui-même.