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l’a plus connue ni mieux aimée dans les temps antiques. Elle n’est pas seulement pour lui le plus agréable des spectacles, la joie des yeux et le calme du cœur, elle lui sert à tout comprendre et à tout expliquer. Il en tire à la fois ses peintures les plus riantes et ses argumens les plus solides. A tout moment, la terre, le ciel, les eaux, les arbres, les animaux lui fournissent des rapprochemens, des comparaisons, des images dont s’éclairent les raisonnemens les plus obscurs. C’est ce qu’on ne trouve pas avec la même richesse chez Prudence. Quoi qu’en dise Chateaubriand, qui a prétendu que le christianisme avait rendu à l’homme l’intelligence et le goût de la nature, je ne vois pas que les premiers chrétiens se soient beaucoup occupés de la dépeindre. Loin de s’inspirer d’elle, on dirait qu’ils s’en méfient. N’est-elle pas la grande corruptrice qui énerve en nous la volonté par ses séductions ? N’est-ce pas de son sein que les dieux des anciens cultes étaient sortis, et ne semblent-ils pas encore puiser chez elle ce qui leur reste de forces ? Au lieu d’attirer l’homme vers les spectacles extérieurs dont il redoute les attraits, le christianisme lui dit, comme les stoïciens : « Regarde au dedans. » Prudence est fidèle à ce précepte, et l’on voit bien qu’il n’a guère regardé hors de lui. On trouve, dans ses poèmes didactiques, plus de raisonnemens que d’images. Les comparaisons y sont rares, et parmi celles qu’on y rencontre, il n’y en a que deux dont j’aie gardé le souvenir. L’une en soi n’est pas nouvelle, mais le poète l’a rajeunie par les agrémens de l’expression : c’est celle où il compare les âmes qui ne savent pas résister aux séductions de la vie à ces colombes qui se laissent prendre aux pièges de l’oiseleur. L’autre est plus originale et plus frappante. Le malheur de l’homme, qui trouve sa perte dans le péché qu’il a commis, le fait songer à la vipère, dont les naturalistes anciens disaient qu’elle ne peut mettre au monde ses petits sans mourir. La peinture de cet enfantement douloureux, dans son énergie un peu brutale, est saisissante. Mais le morceau qui, dans Prudence, rappelle le mieux Lucrèce, est celui de l’Hamartigenia, où il nous montre, par une succession d’images rapides, comment le mal est entré dans le monde à la suite de la première faute. Il dépeint la terre, qui perd peu à peu sa fécondité, les moissons envahies par les folles herbes, les vendanges détruites par les insectes dévorans ; puis, les élémens qui deviennent furieux, les vents qui renversent les arbres des forêts, les fleuves qui ravagent les plaines :


Frangunt umbriferos aquilonum prælia lucos,
Et cadit immodicis silva extirpala procellis.
Parte alia violentus aquia torrentibus amnis
Transilit objectas præscripta repagula ripas,
Et vagus eversis late dominatur in agris.