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paraissent fort surprenantes. On ne peut les expliquer qu’en supposant qu’il semblait à ces païens récalcitrans que des œuvres de polémique ou d’édification n’appartenaient pas véritablement à la littérature, qu’ils tenaient peu de compte de la prose, et que pour eux la vraie langue des lettres était celle des vers. C’est ce que nous apprend fort clairement un auteur de cette époque. « Il y a beaucoup de gens aujourd’hui, dit Sedulius, qui, de toutes les études qu’on fait dans l’école, ne goûtent que la poésie. L’éloquence les laisse froids ; mais les ouvrages qui sont emmiellés par le charme des vers les transportent ; ils prennent tant de plaisir à les lire, ils y reviennent si souvent, que leur mémoire les retient et n’en laisse rien perdre. »

Ces gens sont ceux auxquels les œuvres de Prudence s’adressent ; il écrit pour des lettrés qui sortent des écoles, qui, ayant lu Homère et Virgile avec passion dans leur jeunesse, sont restés épris de poésie, et que leur goût pour les beaux vers ramène toujours, sans qu’ils le veuillent, vers les grands écrivains païens. Il se propose de les gagner tout à fait à ses croyances en les leur présentant sous la seule forme qui leur paraisse attrayante. Mais ici un scrupule l’arrête : est-il de force à composer tout seul des ouvrages qui puissent lutter avec ceux des maîtres ? Sa modestie l’empêche de le croire ; et, pour soutenir la comparaison, il cherche un secours hors de lui. Il choisit, chez les plus illustres docteurs de l’église, quelque ouvrage important, qu’il se contentera de mettre en vers. Appuyé sur ce fond solide, il ose risquer le combat : c’est ce qu’il a fait notamment pour le discours de saint Ambroise contre Symmaque[1]. Peut-être n’avait-il d’abord d’autre ambition que de traduire exactement ses modèles ; c’était un projet comme celui de Thomas Corneille, qui entreprit de versifier le Don Juan, convaincu que le public ne pourrait pas supporter qu’une comédie en cinq actes fût en prose ; seulement Thomas Corneille était un homme médiocre, qui se contenta de paraphraser et d’affaiblir la pièce de Molière. Prudence, au contraire, possédait un talent original qui, quoi qu’il entreprît d’écrire, devait se faire jour presque en dépit de lui-même. Il ne put pas se réduire à n’être qu’un simple interprète, et mit partout la marque de son génie particulier.

Voilà, si je ne me trompe, la tâche que Prudence s’était donnée,

  1. Il est vraisemblable que l’Apotheosis et l’Hamartigenia sont composés comme la Réponse à Symmaque, et que le fond en doit être tiré des ouvrages des docteurs de l’église. C’est parce qu’il imitait des auteurs anciens qu’il a combattu surtout d’anciennes hérésies. M. Puech fait remarquer avec raison que, s’il avait tout tiré de lui-même, il se serait attaqué plutôt à des hérésies de son temps, par exemple à l’arianisme.