Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/435

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
429
LE TESTAMENT DU DOCTEUR IRNERIUS.

Dehors, la neige tourbillonnait dans la ruelle étroite ; deux étudians, avec le ruban, la calotte et la longue pipe, passaient en chantant, d’une façon toute joyeuse, cette chansonnette du cerevis :

 
Le David et le Salomon,
C’étaient de gros pécheurs.
Ils allaient, venaient, rôdaient partout,
Et eurent beaucoup d’enfans ;
Et lorsqu’ils ne purent continuer
À cause de leur grande vieillesse,
Alors Salomon écrivit ses proverbes
Et David écrivit ses psaumes.

J’écoutai un moment, puis je montai la lampe, apprêtai ma plume et m’assis devant mon Protée infernal. Durant trois heures, je ne levai plus la tête et ne quittai pas du regard ces lettres en manche à balai. Le dossier de ma chaise devait certainement aussi avoir « une physionomie. »

II.

Un jour arriva une lettre de mon oncle Irnerius, le docteur Irnerius.

Il était docteur ; on l’avait destiné à la médecine, mais il avait préféré se faire maître de chapelle. Mon oncle était la musique incarnée. Dans son violon vivait l’âme de Palestrina, de Van Arming, de Stradella. Dans sa jeunesse, il avait dirigé les concerts sacrés de London Georgiane. Des cabales et les voix fausses des Anglais l’avaient fait fuir, et il était devenu maître de chapelle de l’opéra italien à Venise. Milan et Naples le connurent dans les mêmes conditions. On faisait courir le bruit qu’il avait épousé une prima donna, une Italienne de naissance noble. Ce qu’il y avait de certain, c’était que ni le monde ni sa famille n’avaient plus entendu parler de lui. Étant encore adolescent, j’appris un jour, chez mes parens, qu’il vivait à Worms, veuf ou célibataire, mais certainement solitaire et misanthrope. Mon père l’avait ouï dire par hasard. Et Irnerius avait commencé une correspondance tiède, formaliste, qui avait bientôt cessé tout à fait.

Me trouvant maintenant seul, moi aussi, une lettre vint me rappeler que j’avais encore un oncle. L’écriture de cette lettre était passée de mode, crachée, crochue, ridicule. Voici ce qu’il m’écrivait :