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fortune. Le peintre était pauvre. Et, alors, il ne pouvait pas dire à la grande dame : « Je t’aime ! »

— Pourquoi pas, si elle l’aimait ?

— Même si elle l’aimait, il devait se taire ; il le devait d’autant plus, lui dis-je gravement. Elle serait devenue sa femme, elle lui aurait apporté la fortune, et il aurait été devant elle comme un mendiant. Quand un homme d’honneur aime une fille riche, il doit se taire et tâcher de l’oublier, s’il ne veut pas être compté, à ses propres yeux, parmi les aventuriers et les parasites.

Angélina jeta un regard sur moi, et continua son travail sans rien dire. Mme  Latour, également silencieuse, promenait ses yeux de la jeune fille à la fenêtre. Je me levai. Mon travail était achevé. Toutes les affaires d’Angélina étaient en règle. Je n’avais plus rien à faire dans cette maison. Je montai à ma chambre et me mis à ranger mes livres, tout rêveur.

XI.

Le printemps était revenu. Jamais il ne m’avait paru aussi vert, aussi divinement lumineux. Le monde me semblait tout neuf. Pendant de longues années, j’avais passé devant les merveilles de la terre, timide et peureux, et mon esprit puéril avait fouillé dans la moisissure des pyramides et dans la mousse des tombes de géans disparus. Et les fleurs, et les voix des oiseaux, et les perspectives roses des montagnes, avaient été pour moi des énigmes muettes. Maintenant, je comprenais ces énigmes, et je sentais qu’en moi un enfant était devenu homme. Je m’étonnais de la force vitale exubérante qui me gonflait la poitrine. Oh ! comme la maison était devenue charmante et confortable ! Était-ce sa main assidue, méthodique, ou était-ce la lumière de ses yeux divins qui transfigurait ainsi tout ? Combien mon esprit nerveux, inconscient, rêveur, était devenu calme et serein ! J’arrangeais tout, je dirigeais tout, on avait toujours besoin de moi, chaque moment de ma vie avait un but, il me fallait veiller et penser pour la pauvre jeune fille inexpérimentée et sans appui. Je pouvais la renseigner sur les choses les plus importantes de sa nouvelle vie. Je ne me croyais pas tant de connaissances pratiques. Avec cela, je n’avais jamais été aussi gai. C’est un malheur de ne pas être gai au printemps, où tout vit dans la nature. Je riais à chaque instant de très bon cœur, surtout des saillies de Mme  Latour avec sa singulière prononciation de l’allemand. Et ce n’était pas tout ; ce qui était prodigieux, c’était que mon ouvrage sur les superstitions du moyen âge avançait rapidement. Je ne travaillais que deux heures par jour avant de me coucher, mais déjà mes idées s’étaient tant éclaircies et épurées, j’étais si calme que j’écrivais sans