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— Restez éveillée, maman, dit Angélina en se penchant sur elle.

Elle l’embrassa et lui passa la main sur les boucles grises coquettement arrangées.

Il me sembla un instant que cette petite main tremblait ; je me trompais, elle était calme, très calme.

Angélina se tourna vers moi : — Écoute, cousin Erwin. J’ai observé le monde depuis mon enfance ; j’ai vu ce qu’est la vie et ce qu’est l’art ; j’ai compris alors le ridicule des passions, le faux clinquant de la vie d’artiste, l’inanité de l’enthousiasme momentané d’une foule bête. Souvent, j’ai souhaité de vivre dans une chambre tranquille de jeune fille. J’ai langui après la vie simple du foyer propre, calme, aimable, toujours le même. Je crois que j’ai hérité plutôt des qualités de mon père que de celles de ma mère. Peut-être que si j’étais restée toujours dans cette maison, comme fille du vieil Irnerius, j’aurais rêvé les triomphes, la vie d’artiste, le vacarme et le bruit du dehors. Au contraire, j’ai connu toute enfant le côté le plus vide de cette vie, et la meilleure partie de mon âme, celle de mon père, a déployé ses ailes pour atteindre le séjour de la paix. Cette paix, j’espère la trouver ici à mon tour. Il me semble que je serai une bonne ménagère. J’ai appris beaucoup en peu de temps. Je comprends la cuisine, j’aime le ménage et le travail, et il me reste encore assez de temps pour étudier avec mémère de nouvelles pastorales qui feraient plaisir à un ami. L’art est très beau lorsqu’on se contente d’en agrémenter une vie normale : comme métier, comme marchandise, il ne peut satisfaire le cœur.

Erwin, autrefois j’ai été superbe, pleine de dédain et de présomption. Mais depuis que je suis seule, j’ai reconnu combien est faible et désemparé le cœur de la femme la plus fière, si elle est livrée à elle-même, si elle ne peut puiser de l’assurance, du courage et de la confiance dans le cœur d’un homme dévoué.

Rappelle-toi les larmes que j’ai versées ici même, le premier soir. Depuis, je suis devenue plus raisonnable, meilleure, plus femme. Je n’ai jamais aimé. Le croiras-tu, Erwin ? Ce n’est pas parce que j’ai été plus prude que d’autres novices de l’art, mais parce que je n’ai rencontré aucun homme qui m’ait paru digne d’estime et de respect. Tous n’étaient capables que de flatteries, de grimaces amoureuses, d’enthousiasme factice. Et, avec cela, si vides ! Il est bien rare qu’une artiste fasse la connaissance de vrais hommes. Ceux-ci se tiennent à distance. Voilà pourquoi mon cœur n’a pas encore parlé.

Toi, Erwin, tu es un homme dans la plus noble acception du mot. Tu es raisonnable, sage, diligent, calme, fier comme un homme