Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/554

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

colorées. De place en place, un grand palmier passe la tête entre les maisons et étale le bouquet vert de ses branches au-dessus de leur blancheur unie.

Puis quand la lune se fut levée, cela devint une écume d’argent roulant à la mer, un rêve prodigieux de poète réalisé, l’apparition invraisemblable d’une cité fantastique d’où montait une lueur au ciel.

Puis nous avons erré fort longtemps par les rues. La baie d’un café maure nous tente. Nous entrons. Il est plein d’hommes assis ou accroupis, soit par terre, soit sur les planches garnies de nattes, autour d’un conteur arabe. C’est un vieux, gras, à l’œil malin, qui parle avec une mimique si drôle qu’elle suffirait à amuser. Il raconte une farce, l’histoire d’un imposteur qui voulut se faire passer pour marabout, mais que l’iman a dévoilé. Ses naïfs auditeurs sont ravis et suivent le récit avec une attention ardente, qu’interrompent seuls des éclats de rire. Puis nous nous remettons à marcher, ne pouvant par cette nuit éblouissante nous décider au sommeil.

Et voilà qu’en une rue étroite je m’arrête devant une belle maison orientale dont la porte ouverte montre un grand escalier droit, tout décoré de faïences et éclairé, du haut en bas, par une lumière invisible, une cendre, une poussière de clarté tombée on ne sait d’où. Sous cette lueur inexprimable, chaque marche émaillée attend un pied d’amoureux. Jamais je n’ai mieux deviné, vu, compris, senti l’attente que devant cette porte ouverte et cet escalier vide où veille une lampe inaperçue. Au dehors, sur le mur éclairé par la lune, est suspendu un de ces grands balcons fermés qu’ils appellent une burmakli. Deux ouvertures sombres au milieu, derrière les riches ferrures contournées des moucharabis. Est-elle là-dedans qui veille, qui écoute et nous déteste, la Juliette arabe dont le cœur frémit? Oui, peut-être? Mais son désir tout sensuel n’est point de ceux qui, dans nos pays à nous, monteraient aux étoiles par des nuits pareilles. Sur cette terre amollissante et tiède, si captivante que la légende des Lotophages y est née dans l’île de Djerba, l’air est plus savoureux que partout, le soleil plus chaud, le jour plus clair, mais le cœur ne sait pas aimer. Les femmes, belles et ardentes, sont ignorantes de nos tendresses. Leur âme simple reste étrangère aux émotions sentimentales, et leurs baisers, dit-on, n’enfantent point le rêve.


GUY DE MAUPASSANT.