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Quand il se fut embarqué à Venise, Mme de Chateaubriand sentit renaître en elle plus vive que jamais l’affection qu’elle lui avait vouée et dont il lui savait si peu gré. Tandis qu’elle rentrait à Paris, sa pensée ne pouvait se détacher de l’Adriatique et des mers d’Orient. Elle se désolait sans cesse de ne pas recevoir de nouvelles. « On me donne ici, écrivait-elle à Joubert, autant de mauvaises raisons que j’en veux pour me prouver que cela ne doit pas m’inquiéter. Ensuite vient la raison par excellence: Que voulez-vous qu’il lui arrive? Hélas ! ce qui arrive tous les jours, — de mourir. Pour moi, je meurs de crainte, je meurs de désespoir, enfin je meurs de tout. » — Elle ne resta pas à Paris, non qu’elle craignît d’y vivre isolée, mais pour se soustraire aux empressemens indiscrets ou aux compassions malignes. Ce fut naturellement vers les Joubert qu’elle tourna ses pas ; leur amitié l’appelait avec instance à Villeneuve, et elle y passa tout l’automne et l’hiver. Elle trouvait dans leur société une sorte d’apaisement moral, des heures douces et un charme d’intimité qu’elle ne pouvait goûter dans son propre foyer toujours délaissé. Sous leur influence, sa nature, très sensible malgré des dehors de froideur et d’ironie, se livrait, se répandait dans ce qu’il y avait de tendre, de convaincu et d’affectueux en elle ; elle jouissait vraiment des sympathies dont elle se sentait enveloppée, et, dans cette chaude atmosphère, son cœur s’épanouissait en pleine confiance ; son esprit s’abandonnait aussi à sa verve primesautière, dans toute la franchise et la vivacité de son mouvement naturel. Il dut y avoir, j’imagine, dans le petit salon de Villeneuve, entre ces trois personnes d’une si haute distinction morale, plus d’une charmante causerie, plus d’un de ces entretiens « où, comme le disait Joubert, l’âme et le corps prennent part, » où l’on s’exprime « du fond de son cœur et de son humeur, » — Tout le contraire de ces conversations « où il n’y a ni abandon, ni gaîté, ni épanchement, ni jeu ; où l’on ne trouve ni mouvement ni repos, ni distraction ni soulagement, ni recueillement ni dissipation; enfin où l’on n’a rien donné et rien reçu, ce qui n’est pas un vrai commerce. »

Mais ce calme qui était si bienfaisant à la vicomtesse de Chateaubriand ne dura guère, et les soucis lui revinrent bientôt: d’abord, elle fut gravement malade et demeura plusieurs mois alitée; ensuite l’absence de toute nouvelle, où elle était, du voyageur, la rendit à ses anciennes tristesses. C’était pour elle une agitation, une inquiétude de tous les instans ; cette forte et courageuse nature ne se lassait pas d’aimer et de souffrir. Pendant huit mois, pas une lettre ne lui parvint.

Enfin, dans le printemps de 1807, un court billet, daté d’Algésiras,