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à la réaliser son temps et ses forces, toutes les ressources de sa bourse, qui était rarement pleine, toutes celles de son esprit, qui était ingénieux, entendu, admirablement doué pour l’administration et l’économie. Elle fit plus encore, elle y mit tout son cœur : on peut dire que, pendant près de trente années, son asile et les malheureux qui y trouvaient refuge furent, après M. de Chateaubriand, sa seule pensée. Elle y songeait tout le jour; elle en entretenait tout venant, avec l’accent d’une sollicitude presque maternelle. Elle y dépensa, à vrai dire, la part de tendresse que toute femme porte en soi, et qu’à défaut d’un enfant sur qui la fixer, elle avait, pour ainsi parler, économisée tout au long de sa vie. Ce fut pour elle une sorte de passion, une de ces passions où la sensibilité longtemps contenue s’abuse et s’applique à un objet auquel elle n’était pas destinée.

Cet amour de la vie pratique explique que Mme de Chateaubriand, malgré son goût pour l’observation et bien qu’elle ait été à même de l’exercer en tant de circonstances mémorables, ait si peu écrit. Outre sa correspondance, qui n’est guère fournie, pour une époque où les habitudes épistolaires étaient encore très développées, on ne possède d’elle qu’un cahier de Souvenirs dont j’examinerai plus loin la valeur et l’importance.

Ce qui fait le grand charme des quelques pages qui sont sorties de sa plume, c’est qu’elle écrivait comme elle pensait, c’est-à-dire d’une façon naturelle, avec netteté, sans affectation ni pédantisme. L’allure de sa prose est alerte, souple, élégante, admirablement propre au commerce de la correspondance ; peu d’images, d’ailleurs, ou les plus familières et les plus soudaines, et, de-ci de-là, quelques traits vigoureux pour décrire à la rencontre les hommes et les choses. Comme spécimen de la narration vive et familière qui était tout à fait sa façon, voici quelques lignes parmi les mieux tournées :


« Mme de Coëlin était ce qu’on appelle illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de Saint-Martin, et ne trouvait rien au-dessus de ses ouvrages. Il est vrai qu’elle n’en lisait guère d’autres, excepté la Bible qu’elle commentait à sa manière, qui était un peu celle des Juifs. Elle était, du reste, d’une complète ignorance, mais avec tant d’esprit et une si grande habitude du monde que, dans la conversation, on ne pouvait s’en apercevoir ; elle ne savait pas un mot d’ortographe (sic), et cependant elle parlait sa langue avec une pureté et un choix d’expressions remarquables. Personne ne racontait comme elle; on croyait voir toutes les personnes qu’elle mettait en scène.

« Ses commentaires sur la Bible étaient semés de grec et de latin