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l’impôt. » Et, grâce à l’ordinaire lucidité du style de M. Renan, rien ne paraît sans doute plus clair, mais, au fond et en réalité, je pense que rien ne l’est moins. Qu’est-ce, en effet, que « le plus grand développement humain ; » en quoi consiste-t-il ; et pourquoi, comme il enferme, dans la pensée de M. Renan, l’idée du progrès à l’infini de l’intelligence et de la raison, n’enfermerait-il pas aussi celle de la réalisation de la justice? De quelle espèce ou de quelle nature sont donc ces prétendus « besoins » qui exigent qu’on leur sacrifie « le bonheur du grand nombre ; » et quelque définition que l’on en donne, en vertu de quel idéal ou de quelle conception théorique les proclame-t-on supérieurs à celui du bonheur ou de la réalisation de la justice? Qui a dit que le « bonheur du grand nombre » dût consister à ne point payer ses dettes ou à ne pas acquitter l’impôt; et le choix de pareils exemples ne témoigne-t-il pas assez qu’il y a plus de subtilité que de vérité dans l’antithèse? Comment les « nécessités les plus évidentes de la société » sont-elles « d’inévitables abus, » et ce mot même d’abus n’enveloppe-t-il pas en lui l’arrêt de sa condamnation? Rien de tout cela n’est clair qu’en apparence ; toutes ces expressions sont agréablement équivoques, et ces conclusions n’en sont point.

Mais ce qui suit est plus obscur, ou plus flottant encore : « Pour oser dire laquelle de ces deux directions a raison, continue-t-il, il faudrait savoir quel est le but de l’humanité. Est-ce le bien-être des individus qui la composent? Est-ce l’obtention de certains buts abstraits, objectifs, comme l’on dit, exigeant des hécatombes d’individus sacrifiés? Chacun répond selon son tempérament moral, et cela suffit. L’univers, qui ne nous dit jamais son dernier mot, atteint son but par la variété infinie des germes. Ce que veut Iahvé arrive toujours. » Je ne demande pas à M. Renan ce que vient faire ici Iahvé, « cette créature d’un esprit si borné, » qui d’ailleurs n’existe point, et dont la volonté, pour avoir un objet, devrait cependant commencer par avoir un support dans sa personne. Mais je crains bien que l’opposition ne soit uniquement dans les mots, pas du tout dans les choses, et je ne sais précisément ni de quels buts « abstraits ou objectifs » il est ici question, ni je ne vois, quand j’essaie de m’en faire une idée, qu’ils exigent de telles « hécatombes d’individus sacrifiés. » La science ou l’art, par exemple, la recherche de la vérité ou la réalisation de la beauté, sont-ils de ces « buts objectifs et abstraits? » la morale ou la politique? Si oui, il est trop évident qu’on ne saurait leur offrir des hécatombes d’individus; qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre ou de vérité dont le prix soit tellement au-dessus de celui d’une vie humaine qu’on puisse l’y sacrifier; et que la morale même ou la politique ne réclament ce