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Il n’y avait cependant rien de scandaleux dans ces fragmens de journal publiés par la Rundschau. Mais les simples et le gros public, qui s’arrêtent à la surface et ne creusent pas, pouvaient s’imaginer en les lisant que le vrai fondateur de l’empire allemand, celui qui avait eu le premier la pensée de le restaurer, celui qui avait pris l’initiative de cette grande entreprise, n’était pas M. de Bismarck, mais le prince Frédéric-Guillaume. Si M. de Bismarck était plus philosophe, il se serait dit que sa gloire est hors d’insulte, que personne ne peut la lui ravir, que toutes les publications du monde n’y feront rien, et, sûr de son soleil, il aurait laissé courir les nuages. Malheureusement si M. de Bismarck est un grand politique, il ne s’est jamais piqué d’être philosophe. Quand sa bile s’émeut, s’échauffe, il se soulage en tonnant, en foudroyant.

Le kronprinz, qui est devenu l’empereur Frédéric, nous apparaît dans son journal comme un homme de cœur, d’un esprit généreux, qui faisait sa part au sentiment dans les choses de ce monde; mais il ne comptait pas assez avec les difficultés, il simplifiait les questions, il était porté à croire qu’il suffit de désirer, que la fortune est complaisante et que tout s’arrange. On l’avait tenu systématiquement à l’écart des affaires, on ne lui parlait jamais politique, on ne le consultait sur rien. Il vivait en solitaire au milieu de la cour et du monde, et, selon les cas, la solitude éteint ou exalte les grands sentimens. Il avait trop de mansuétude naturelle pour protester bruyamment contre la situation qui lui était faite; mais il avait trop de ressort pour se soumettre, pour abdiquer ses droits, pour renoncer à lui-même et aux idées qui lui étaient chères. C’était un exalté aimable et doux. Il avait ses amitiés secrètes, il s’était choisi quelques confidens, avec lesquels il formait des projets, discutait son avenir, et qui se prêtaient à ses illusions. Qui pouvait prévoir sa mélancolique destinée? On lui appliquerait volontiers ce qu’un historien allemand a dit de don Juan d’Autriche : « c’est le propre de certaines âmes que de se complaire dans des désirs et des projets vagues. Quand leurs premiers desseins ont échoué, elles se livrent à des plans plus vastes encore, comme si, sentant doublement leur force, elles voulaient défier la fortune. Le monde est ainsi fait. Il excite l’homme à désirer, à vouloir, il éveille en lui toutes les espérances, lui prodigue les encouragemens et les promesses, lui persuade que les destinées l’appellent, après quoi il lui ferme ses barrières et le fait mourir. »

Dès les premiers succès remportés sur les Français, au lendemain de Woerth, dans l’émotion de la victoire, et encore tout chaud de la forge, le prince Frédéric songe aux grandes conséquences que ne peut manquer d’avoir un si glorieux événement. Il voit déjà la confédération allemande du Nord changée en un empire presque unitaire, qui